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— Non. Pas de femme.

Éric parut remarquer que le torse de Reverdi était entièrement rasé.

— Les Thaïs, souffla-t-il en un rictus, c’est p’t-être ton truc.

— C’est pour la plongée.

— Quoi ?

— Ma peau rasée : c’est pour la plongée. Une meilleure adhérence de la combinaison.

Éric parut soulagé :

— Si tu veux fumer ou te shooter, j’ai des plans pour…

— Pas de drogue non plus.

— Un téléphone portable ?

— Non.

Éric se tut, perplexe. Reverdi lui accorda un os à ronger :

— Quand je voudrai quelque chose, c’est à toi que je m’adresserai.

Éric lui offrit son plus beau sourire : un clavier de piano, avec touches blanches et noires. Il se mit debout, affichant l’air réjoui du démarcheur qui vient de signer un contrat.

À ce moment, une nouvelle voix apostropha Reverdi :

— Jumpa !

Un gardien se tenait debout devant lui. Jacques se leva avec étonnement. Jumpa : il n’aurait pas cru entendre ce mot avant longtemps.

Il signifiait simplement : « visite ».

9

Dès qu’il pénétra dans le parloir, il sut qu’il se trouvait devant son ange gardien.

Un Chinois âgé d’une trentaine d’années, engoncé dans un costume de prix. Petit, très gras, il répondait aux attaques des Tropiques par une sueur brillante, qui le couvrait comme une fine pellicule de vernis. Dans sa main droite, il tenait un cartable de cuir rouge. Son bras gauche replié soutenait une cartouche de cigarettes, des tablettes de chocolat, des magazines. Aucun doute : son ange gardien.

Le maton le poussa à travers la salle. Pour l’occasion, on l’avait affublé de chaînes d’acier aux poignets et aux pieds. Il avait l’impression de jouer un rôle — celui du tueur sanguinaire — auquel il ne croyait pas. Les chaînes, le fusil à pompe du gardien, la cadence martiale des pas : tous ces détails convenus lui paraissaient faux ; du folklore, rien de plus. Si Reverdi avait soudain joué la carte de la réalité — étranglé son gardien avec ses fers, par exemple —, l’homme aurait été mort avant même d’avoir armé son fusil.

Le parloir était une longue salle étroite, surplombée de ventilateurs. Quelques tables étaient disposées, avec des sièges de part et d’autre. Le soleil y pénétrait par des lucarnes surélevées. Ses fins rayons se brisaient sur les angles comme des lasers luminescents.

Le Chinois posa les objets qui lui encombraient les mains et s’avança avec entrain :

— Je m’appelle Wong-Fat, dit-il en anglais, hésitant à tendre la main face aux chaînes. Je suis votre avocat. Appelez-moi Jimmy. J’y tiens. C’est mon prénom anglais.

— Je n’ai demandé personne.

L’avocat ouvrit les bras, en signe d’évidence :

— Commis d’office.

À cet instant, Reverdi sentit l’accablement l’écraser. À l’idée de la comédie à venir — interrogatoires, confrontations, reconstitution, puis la mascarade du procès, avec les magistrats malais, coiffés de leur perruque blanche —, il regrettait presque le lynchage manqué de Papan.

Wong-Fat désigna la table au gardien. Le maton assit de force Reverdi et relia ses chaînes de poignets et de pieds à un anneau rivé au sol. Pendant ce temps, le Chinois s’installait de l’autre côté de la table, déplaçant cartable, tablettes de chocolat et cartouche de cigarettes.

Reverdi observait son interlocuteur : un fils à papa, se dit-il, gavé aux pancakes américains et aux nouilles sautées. Ses mains dodues étaient manucurées. Sous sa veste, une chemise Ralph Lauren le serrait comme une peau de saucisson. Il empestait un parfum chic et viril, dont il avait dû vider la moitié de la bouteille sur son torse. Avec son teint jaune, il évoquait une figurine de cire odorante. Jacques finit par sourire : son avocat ressemblait à une bougie de Noël.

Le gardien recula jusqu’à la porte, fusil au poing. Wong-Fat attendit qu’il soit à bonne distance pour pousser les objets vers Reverdi :

— Cadeaux.

Reverdi ne dit rien. Il ne baissa même pas les yeux. Le Chinois ajouta, sans quitter son sourire lisse :

— J’espère que votre cellule vous plaît. Ces imbéciles voulaient vous placer dans le quartier de haute sécurité.

Reverdi ne réagit pas. Wong-Fat frappa gaiement dans ses mains, comme pour marquer le début de la séance. Il posa, avec précaution, son cartable devant lui, en caressa le rabat de cuir usé. Enfin, il ouvrit de deux coups de pouce les boucles dorées.

À la manière dont il avait effectué ce petit cérémonial, Jacques devinait l’attachement que le Chinois portait à son cartable — un objet qui l’avait sans doute accompagné durant toutes ses études. Écoles privées à Kuala Lumpur. Facultés anglaises. Retour à « KL », où papa avait dû lui payer une clientèle riche et internationale. Pourquoi se retrouvait-il commis d’office dans ce dossier ?

— Je vais vous parler franchement, attaqua-t-il dans une salve de postillons. Votre affaire ne se présente pas bien. Pas bien du tout. J’ai ici le procès-verbal des policiers de Mersing. Ils attestent vous avoir surpris près du lieu du crime. J’ai également une copie du rapport d’autopsie — un document rédigé par les meilleurs pathologistes de Malaisie. Ils ont dénombré vingt-sept coups de couteau sur le corps…

Jacques conservait toujours le silence. Depuis qu’il était assis, il n’avait pas bougé d’un millimètre.

— Ils détaillent par le menu les blessures et parlent, explicitement, de « sauvagerie », d’un « acharnement pathologique »…

L’avocat s’arrêta, guettant une réaction de son interlocuteur. Elle ne vint pas. Il reprit, en piochant dans son cartable, une nouvelle liasse de feuillets :

— J’ai reçu également les résultats d’analyses du Government Chemistery Department de Petaling Jaya. Leurs résultats sont accablants. Les empreintes sur le couteau sont les vôtres. Le sang prélevé sous vos pieds et sur votre peau appartient à la victime…

Il brandit d’autres rapports :

— Il y a aussi, bien sûr, les pêcheurs de Papan. Mais je me fais fort de rejeter leur témoignage — ils sont eux-mêmes sous les verrous, pour tentative de lynchage. (Il plaqua sa main potelée sur l’ensemble des documents.) Il reste que le dossier d’accusation est lourd, Jacques. Je peux vous appeler Jacques, n’est-ce pas ?

N’obtenant aucune réponse, il répéta, quittant enfin son sourire :

— Très lourd… De ce point de vue, il n’y a aucun moyen de vous innocenter.

Reverdi discernait dans la voix, l’attitude du juriste, une espèce d’excitation. Ce jeune type n’était ni dégoûté ni horrifié par le crime à défendre. L’affaire semblait au contraire le fasciner. Jacques eut une intuition : Wong-Fat s’était porté volontaire pour approcher le « monstre ».

Il n’y a qu’une issue : plaider la démence. C’est la seule manière d’éviter la peine capitale. Vous serez interné à vie. Mais si vous manifestez des signes de rémission, vous pouvez être libéré, après rapports d’experts, au bout d’une dizaine d’années.

Reverdi demeurait muet. Le Chinois toussa puis :

— En ce sens, votre petite crise, à Papan, a été très positive. Ainsi que votre séjour à Ipoh. Dommage que vous ne soyez pas resté à l’institut. (Il noua son poing.) Si je tenais l’abruti qui vous a fait sortir, je…