— Je dirais… une boucle, une spirale.
— Reviens t’asseoir.
Jimmy retrouva son siège, l’air plus calme. Reverdi prit sa voix la plus grave — celle qu’il prenait lorsqu’il donnait ses cours d’apnée :
— Ce n’est pas une cicatrice. Pas au sens où tu l’entends. Il n’y a pas eu de blessure externe. C’est une pelade.
— Une pelade ?
— Après un choc psychologique, les cheveux ne repoussent plus à un endroit de ton crâne. La peau conserve la marque du traumatisme.
— Quel… quel traumatisme ?
Reverdi sourit :
— Ce n’est pas la confidence du jour. Ce que tu dois comprendre, c’est qu’il m’est arrivé quelque chose, lorsque j’étais enfant. Depuis ce choc, je conserve ce dessin, inscrit sur ma peau. Une boucle qui rappelle la queue d’un scorpion.
Le Chinois était bouche bée. Sa glotte ne bougeait plus — il en oubliait d’avaler sa salive.
— N’importe qui d’autre aurait fait repousser ses cheveux pour masquer cette marque. Pas moi. Seule une blessure qu’on cache affaiblit.
Wong-Fat le fixait toujours. Ses paupières cillaient trop vite, comme s’il était ébloui par une lampe.
— Ma blessure n’est pas un signe de faiblesse. Ni une infirmité. C’est un signe de puissance, que tout le monde doit voir et accepter. Ne cache jamais rien, Jimmy. Ni tes désirs, ni tes péchés. Ton vice, ton goût des vierges, est ton empreinte sur le monde.
Reverdi marqua un nouveau silence — Jimmy était en extase. Puis il balaya l’air de ses chaînes, prenant un ton moins solennel :
— Si tu veux être mon ami, extirpe la honte de ton cœur. Et ne prends plus ce ton condescendant avec moi. Ne m’explique plus les lois de ton pays. Tu ne marchais pas encore que je plongeais déjà avec des pêcheurs clandestins, au large de Penang. Et surtout, ne me parle plus jamais de démence.
Jacques hurla :
— Warden ! (Gardien !)
Il conclut d’une voix douce — comme s’il lui tendait une mangue ouverte :
— Tu peux remporter tes cigarettes. Je ne fume pas.
10
Il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait dans sa bibliothèque.
Il tentait maintenant sa chance aux archives du Limier. C’était un lieu immense, labyrinthique. Le groupe d’édition propriétaire du journal avait racheté plusieurs stocks d’anciens journaux, remontant jusqu’au début du XXe siècle. En apparence, ces couloirs tapissés d’armoires métalliques semblaient abriter des contrats d’assurance ou des dossiers de Sécurité sociale. Ils dissimulaient en réalité une grande part des crimes de l’humanité — meurtres, viols, incestes. Toutes les turpitudes imaginables étaient là, soigneusement classées par années, numéros et catégories.
Marc était souvent venu travailler ici, surtout lorsqu’il rédigeait la rubrique « Les dossiers noirs de l’histoire » — des pages spécifiques du Limier, consacrées aux crimes du passé. Aux côtés des archives proprement dites, il y avait une salle de travail où étaient installés plusieurs bureaux et un distributeur de café. Une vraie bibliothèque.
Mais l’élément clé de toute recherche était l’archiviste « maison », Jérôme, qui semblait avoir été acheté avec les stocks. Marc ignorait son nom de famille. L’homme s’exprimait comme s’il avait vécu, personnellement, tous les procès et enquêtes remisés ici. Pas un nom, pas une date ne lui échappait. Physiquement, il frisait la caricature. Sans âge, sans signe distinctif, il portait, en toutes saisons, plusieurs pull-overs agglutinés les uns sur les autres. Un millefeuille de laine et de nylon. À la question de Marc, Jérôme l’avait orienté sans la moindre hésitation.
Tout en longeant les allées de fer, en ce lundi matin, Marc songeait au week-end qu’il venait de passer. Il n’avait pas cessé de penser à Jacques Reverdi. Tueur compulsif. Bête féroce. Séducteur. Homme à femmes… Les mots prononcés par Erich Schrecker et la petite Cambodgienne lui tournaient dans la tête. Sans doute avaient-ils raison, mais il était persuadé que personne, pour l’heure, ne connaissait la vérité sur l’homme et ses actes.
Le vendredi, il avait bâclé un nouvel article, développant plutôt l’affaire du Cambodge, en 1997. Mais déjà, il se moquait d’écrire un papier intéressant ou de débusquer un scoop pour Verghens. Une conviction montait en lui, inexorable. Jacques Reverdi était une incarnation du Mal, poursuivant un but secret. Un de ces diamants purs que Marc cherchait depuis si longtemps. Un tueur qui possédait, grâce à sa pratique spirituelle, un vrai regard sur sa névrose et pouvait donner à voir, comme en transparence, le visage du Crime.
Pendant deux jours, il s’était enfermé dans son atelier et s’était plongé, encore une fois, dans sa documentation. Coupures de presse, photographies, biographies, sites Internet : tout y était passé. Il pouvait réciter par cœur des passages entiers de cette littérature. Mais tous ces faits, enquêtes, commentaires, éloges dataient toujours de l’époque « positive » de Reverdi. Quant à l’interview de Pisaï, elle était plate comme la mer.
Le dimanche soir, harassé par quarante-huit heures de recherches stériles, il s’était convaincu d’une seule urgence : approcher l’assassin. Lui arracher, par tous les moyens, une interview.
C’était la seule manière d’en savoir plus.
Il lui était venu une idée, encore vague, qui méritait bien une petite investigation. Marc s’arrêta dans une nouvelle allée : il venait de repérer l’armoire qu’il cherchait. Il fit coulisser la porte et attrapa l’ancien numéro du Limier. Toujours debout, il feuilleta le journal et trouva l’article qu’il voulait relire.
C’était un dossier portant sur les correspondances entre détenus et personnes extérieures. Marc n’était pas un spécialiste du thème — il savait seulement que les tueurs en série recevaient un courrier pléthorique : insultes, exhortations au repentir, lettres de compassion, mais aussi poèmes, déclarations d’amour, tirades d’admiration…
En parcourant l’article, il se remémora les chiffres et les faits. Un tueur comme Guy George avait reçu jusqu’à cent lettres par jour au moment de son procès. Plus fort encore : les tueurs américains créaient des sites Internet où ils se présentaient — Charles Manson possédait un site très étoffé —, où ils vendaient des photos dédicacées, ou encore des tableaux, des esquisses, des textes et autres poèmes de leur cru.
Mais le reportage ne concernait pas seulement les stars. Tous les détenus étaient en appel de contacts. La correspondance en prison était un univers en soi. Une sphère d’échanges, organisée le plus souvent par des associations caritatives spécialisées. En France, elles s’appelaient « Le Courrier de Bovet », « Genepi », « Amitié sans Visage »… Des milliers de lettres transitaient ainsi. Les organisations, prudentes, conseillaient toujours aux volontaires d’utiliser des pseudonymes et de passer par l’adresse de leur siège social. Les petites annonces dans les journaux étaient aussi légion. La rubrique « Sentiments à l’ombre », par exemple, de l’hebdomadaire L’Itinérant, publiait des demandes de prisonniers cherchant une simple correspondante, une compagne ou l’âme sœur.
L’âme sœur.
C’était ce thème qui intéressait Marc. On ne comptait plus les idylles qui s’étaient nouées grâce à ces échanges. Deux chiffres résumaient la situation : quatre-vingt-dix pour cent des correspondants à l’intérieur étaient des hommes, quatre-vingts pour cent des correspondants à l’extérieur étaient des femmes. Très vite, les lettres prenaient un tour amoureux et, parfois, trouvaient une fin heureuse : mariage à la sortie de prison ou au sein de la taule.