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Mais surtout, elle avait dû apprivoiser la peur. La menace permanente des crises, des colères, des coups. Une violence impossible à prévoir, qui tombait sans explication. Avec toujours cette conviction confuse que la source du mal était ailleurs. Khadidja, en grandissant, finit par comprendre : la cause de tous ces chagrins, c’était la « maladie » de papa et de maman. Cette affection qui les obligeait à se faire des piqûres, à sortir la nuit en urgence — et à rester parfois à l’hôpital plusieurs semaines.

Khadidja avait neuf ans. Son regard sur ses parents se modifia. Elle oublia ses craintes, ses rancœurs, ses colères silencieuses, pour éprouver une sollicitude universelle. Les tannées, les insultes, ce n’était pas juste, surtout à l’égard de son petit frère, quatre ans, et de ses deux sœurs, six et sept ans, mais ce n’était la faute de personne. Ses parents étaient prisonniers ; ils étaient infectés — et ils n’étaient pas, en vérité, de vrais « grands ».

Khadidja avait pris les choses en main. En tant que fille aînée, elle devint, pour le foyer, la source ; de régularité qu’elle n’avait jamais connue elle-même. Ce fut elle qui, désormais, allait chercher son frère et ses sœurs à l’école, qui leur préparait à dîner, qui les aidait à faire leurs devoirs et leur lisait une histoire avant qu’ils s’endorment. Elle qui signait les livrets scolaires, remplissait les dossiers sociaux, gérait tout ce qu’il y avait à lire ou à écrire à la maison. Bientôt ce fut elle, à dix ans, qui alla chercher, à l’autre bout de Gennevilliers, les doses de ses parents, comme d’autres enfants descendent acheter une baguette.

Elle devint une experte. Surtout pour la préparation des shoots. Dissoudre l’héroïne dans de l’eau. Chauffer le mélange pour le purifier. Ajouter une goutte de citron ou de vinaigre pour mieux diluer la drogue. Transférer le tout dans la seringue en le filtrant à travers un morceau de coton afin qu’aucune poussière ne s’y introduise. D’autres enfants apprennent la recette du quatre-quarts, elle, c’était plutôt l’héroïne. Ou le crack, selon les périodes.

Elle se voyait comme une infirmière. Elle était obsédée par l’aseptie. Elle ne cessait d’astiquer la salle de bains, la cuisine, les toilettes — tous les points d’eau. Elle désinfectait chaque parcelle à l’alcool, se débrouillait pour obtenir plusieurs seringues d’avance, à la pharmacie. Elle savait aussi où piquer ses parents. Depuis longtemps, les veines de leurs bras étaient trop dures pour supporter l’aiguille. Cicatrices, croûtes, abcès : il fallait trouver d’autres points d’injection. Dans le pied, sous la langue, en intramusculaire.

Le jardin secret de Khadidja commençait à onze heures du soir, quand toutes les tâches familiales étaient achevées. Alors seulement, elle attaquait ses devoirs. C’était vraiment ce qu’elle préférait. Aujourd’hui encore, elle se souvenait de ses cahiers colorés, du glissement du Stypen sur les pages à carreaux bleus. La seule douceur de sa vie. L’oasis dans le cauchemar.

Les années passèrent. La situation s’aggrava. À douze ans, Khadidja avait compris que le mot « drogue » était l’exact contraire du mot « espoir ». Avec l’héroïne, on ne pouvait que descendre, dériver, dégringoler — jusqu’à la mort. Les séjours à l’hôpital se succédèrent. De plus en plus rapprochés. Par chance, jamais sa mère et son père n’étaient internés en même temps. Sinon, les quatre enfants auraient été placés dans des foyers. Lorsque l’un des parents revenait d’un séjour de sevrage, il y avait un bref répit. Mais la maladie revenait — et la folie s’aggravait.

À quatorze ans, Khadidja vivait une course contre la montre. Plus que quatre années et elle atteindrait la majorité. Chaque matin, elle priait pour que ses vieux ne crèvent pas ou ne deviennent pas fous avant cette date. Elle s’était déjà renseignée pour devenir la tutrice de son frère et de ses sœurs. Elle se tenait prête. Pas un seul jour, elle n’avait douté que tout cela finirait par une catastrophe. Mais elle imaginait une dérive progressive, une lente extinction.

Elle eut droit à une apocalypse.

Elle avait seize ans : elle venait d’entrer en première L. C’était en automne, mais elle refusait, encore aujourd’hui, de se souvenir de la date. Cette nuit-là, dans son sommeil, le cauchemar devint réel. Elle prit soudain conscience d’une odeur violente ; une odeur de feu qui l’avait toujours obsédée et qui maintenant était là, tout près d’elle. Quand elle ouvrit les yeux, elle ne vit rien. Une épaisseur noire emplissait la chambre. Sans comprendre ce qui se passait, elle murmura : « Les cendriers » et elle sut, tout de suite, que ses parents étaient perdus.

Khadidja bondit de son lit et secoua, à tâtons, son frère et ses sœurs, qui dormaient à côté d’elle. Leurs corps étaient inanimés, comme s’ils étaient passés, directement, du sommeil à la mort. Khadidja hurla, les frappa, les souleva et parvint à les arracher de l’asphyxie. Elle ouvrit la fenêtre, leur ordonna de rester là, à respirer — sans bouger.

Elle sortit et se glissa dans les ténèbres du couloir. S’appuyant à peine aux murs brûlants, elle avança à tâtons vers « leur » chambre. Elle chancelait, son corps tremblait dans la chaleur, mais sa tête était vaillante. Elle n’était déjà plus dans le temps présent : elle était dans l’avenir. Elle se jurait, au plus profond d’elle-même, de ne jamais lâcher les siens — les « petits ».

La porte était-elle vraiment rouge, incandescente, comme dans son souvenir ? Non. C’était une déformation de sa mémoire. D’ailleurs, elle l’avait ouverte d’un coup d’épaule, sans même se brûler. En revanche, à l’intérieur, les flammes se tordaient en cercles rageurs. Assis dans son lit, son père brûlait vif, apparemment indifférent au feu qui lui rongeait le visage. Le bras ouvert sur un fix, il restait immobile. Overdose. Une cigarette allumée avait fait le reste.

Khadidja chercha sa mère. Elle l’aperçut, blottie auprès de son mari, les cheveux crépitants. Elle se dit : « Ils ont rien senti, ils ont pas souffert » et, juste à ce moment, leurs corps s’affaissèrent, s’enfoncèrent à l’intérieur du lit, perdant toute matérialité. Peut-être n’était-ce qu’une hallucination, une autre déformation des larmes et des flammes… Comme cette dernière image, qui meurtrissait sa mémoire : le bras ouvert de son père se détachant du buste, tombant sur le sol comme une bûche au fond de l’âtre.

Quand elle se réveilla, elle était allongée dans un lit d’hôpital et respirait par un masque translucide. Un médecin lui parlait, d’un ton affecté. Son frère et ses deux sœurs étaient sauvés, mais il fallait aller reconnaître les corps de ses parents. N’était-elle pas l’aînée ? Deux jours plus tard, on ouvrit devant elle un tiroir réfrigéré. Ils se tenaient enlacés : impossible de les désolidariser ; deux masses noirâtres, collées ensemble par un réseau de fibres fondues.

Face à ces charognes carbonisées, Khadidja éclata en sanglots. Une véritable crise nerveuse. On l’évacua, on la consola, on la couvrit de paroles réconfortantes. Mais c’était la haine qui la submergeait. La rage, l’amertume accumulées depuis si longtemps qui explosaient enfin. Une fureur redoublée face à ces formes méconnaissables. Ils se tenaient encore en deçà de tout jugement, de toute accusation. Ils les laissaient seuls au monde, et échappaient encore à leurs responsabilités. Putains de salopards ! Elle se calma dans le couloir de la morgue. Elle se souvenait encore de la voix du médecin. Juste de ça — pas de son visage. Une voix douce, qui l’exhortait au calme. Toujours ce ton de merde. Et la vanité des mots.