La sensation suivante fut une main qui lui saisissait l’épaule. Confusément Marc songea au gars du comptoir, au rez-de-chaussée, mais il n’avait pas demandé à être réveillé. Il tourna la tête et vit une bougie dans la main de l’homme. La cire qui ruisselait sur ses doigts serrés était du miel. Il se retourna d’un seul mouvement : Reverdi se penchait sur lui. Visage émacié, crâne rasé, torse nu. Il lui souriait, en murmurant : « Cache-toi vite, papa arrive ! »
Marc tomba du lit.
Un cauchemar.
Juste un cauchemar.
Il regarda sa montre. Quatre heures quarante-cinq.
Il ouvrit son ordinateur. Le message était arrivé.
Objet : KUALA — Reçu le 2 juin, 4 h 10.
De : sng@wanadoo.com
À : lisbeth@voila.fr
Mon amour,
Tu es maintenant à Takua Pa. Je profite d’une garde à l’infirmerie (je suis monté en grade ici) pour t’écrire les nouvelles directives.
Dès que tu liras ces lignes, reprends la route. Toujours plein nord. Jusqu’à Khuraburi. Là, roule jusqu’à la sortie de la ville : sur ta droite, tu verras une agence de tourisme, Jinda Tours. C’est la seule qui organise le voyage, en bateau, vers une île du large : Koh Surin.
Prends un billet aller et retour pour la journée. Pas de nuit sur place. Pas de visite guidée sous-marine. Un détail : ne donne pas de faux nom. Ne cherche pas à rester discrète. Souviens-toi toujours de cette règle : moins tu te caches, moins on te voit.
Une fois sur l’île, quitte le groupe et pars de ton côté. La Chambre de Pureté ne sera plus loin. À toi de la découvrir. Pénètre à l’intérieur et observe chaque détail. Alors tu comprendras mieux ce qui s’est passé, réellement, dans cet espace soustrait au monde. Mon cœur est avec toi.
Marc ferma son cartable et son sac puis descendit au rez-de-chaussée. Il faisait encore nuit. Le hall de l’hôtel était désert. Le gardien sommeillait dans l’ombre. Il sortit sans un bruit et rejoignit sa voiture.
Il partait comme un voleur. Un voleur de secrets.
55
Deux heures plus tard, Khuraburi apparut dans l’aurore. La ville avait déjà un pied dans la mangrove. Ses maisons basses paraissaient glisser vers les eaux, sous les palétuviers. Au bout de l’artère principale, Marc trouva l’agence. Il n’était que sept heures du matin, mais tout paraissait déjà cuit par le soleil.
Marc s’inscrivit pour le départ de huit heures. Aussitôt, on l’installa dans un car, avec d’autres Occidentaux, qui surgissaient par petits groupes, mal réveillés, hagards.
Il y avait des Suédois, des Allemands, des Américains, et des Thaïs. Coup de chance, aucun Français en vue : Marc redoutait d’avoir à s’expliquer sur son périple. En même temps, il avait le sinistre sentiment que son secret était apparent — comme une tache de naissance sur son visage.
Au bout de quelques kilomètres, ils atteignirent l’embarcadère. Un grand Speedboat, blanc et lisse, les attendait. Ils embarquèrent sous un ciel d’orage. Marc songea aux avertissements du loueur de voitures. Mais à mesure que le bateau glissait parmi les méandres des marécages, le soleil réapparaissait. Ils rejoignirent la mer sous un éclat dur et sans faille. La mousson serait pour une autre fois.
Installé à la poupe du navire, Marc réfléchissait au post-scriptum du message de Reverdi. Une sorte de conseil supplémentaire :
Lise, mon amour, lorsque tu chercheras la Chambre de Pureté, lorsque tu marcheras dans la forêt, n’oublie jamais d’observer, de capter chaque détail autour de toi. À mesure que tu t’approcheras de la Chambre, un autre signe t’attend. Quelque chose sans quoi rien ne serait possible…
Souviens-toi des « Jalons qui Volent et Foisonnent ». Il y aura, dans la jungle, un autre mouvement à saisir. Une respiration, un frémissement qui annoncera l’imminence de la Chambre…
Le rite est vivant, mon amour. Il n’est jamais lettre morte. Cherche le mouvement, au sein de la végétation, et tu découvriras la Chambre…
Marc n’aimait pas l’allusion aux Jalons qui avaient failli lui coûter l’enquête. Il n’était pas prêt à buter encore contre une énigme végétale ou animale. Que désignait Reverdi ? Une nuée d’insectes ? Un vol d’oiseaux ? Une rivière ?
Il pressentait que le tueur intégrait son rite à la forêt et le considérait comme un élément parmi d’autres de la nature. Un acte vivant, organique, qui s’insérait dans le biorythme de la jungle. Peut-être même en faisait-il une condition sine qua non à l’équilibre de la faune et de la flore. Marc se souvenait d’un tueur en série, aux États-Unis, Herbert Mullin, qui pensait empêcher des tremblements de terre par ses meurtres et déchiffrait le degré de pollution de l’air dans les viscères de ses proies.
Au bout de deux heures de traversée, ils parvinrent à Koh Surin. Une île d’émeraude, posée sur un bleu de violence. Tout paraissait d’une virginité originelle. Hors de l’homme.
Pourtant, en mettant le pied à terre, Marc découvrit la catastrophe. Des centaines de touristes campaient sur la plage, dans des tentes alignées, à l’abri des arbres. Ils grouillaient comme des cafards, proliférant, saccageant la beauté qu’ils prétendaient admirer.
Marc s’était renseigné : Koh Surin était un parc national. Toute construction y était interdite. Les exploitants thaïs avaient contourné la loi en installant un gigantesque camping. Quelques baraques de bois offraient les services minimum. L’une d’elles portait les mentions, peintes à la main : DIVING, SCUBBA, SNURCKLING. Reverdi avait sans doute travaillé ici, en tant que moniteur de plongée…
Il attrapa sur un comptoir une carte de l’île et abandonna ses compagnons à leur programme — ils essayaient déjà masques et palmes en vue d’un « diving tour ».
Koh Surin était un fragment de terre, en forme de cacahuète, qui ne dépassait pas deux kilomètres de longueur. Il pouvait largement en faire le tour avant la fin d’après-midi et rejoindre son groupe pour le départ. Il remonta la plage vers l’est, croisant d’énormes racines de palétuviers, puis plongea sous les palmiers. Aussitôt, il découvrit un sentier, à flanc de coteau, qui permettait de suivre le rivage en hauteur, sous la végétation.
Il était onze heures. La forêt frémissait d’ombres et de lumière. Les feuilles, les lianes murmuraient des confidences d’eau et de sève, à travers les taches du soleil. De temps à autre, Marc apercevait la mer, en contrebas. À chaque crique, la couleur des flots changeait. Infusions légères de turquoise ou de jade. Profondeurs mentholées ou blocs de lavande, à l’épaisseur de gouache.
Parfois, Marc surprenait un groupe de Thaïs, qui se baignaient d’une manière originale : entièrement habillés, harnachés de gilets de sauvetage, ils portaient vaillamment masque et tuba, alors qu’ils n’avaient de l’eau que jusqu’aux genoux.
Toute l’île fourmillait d’un tourisme consternant, et pourtant, Marc éprouvait le sentiment d’une solitude totale. Il sut à cet instant qu’il coïncidait avec Jacques Reverdi. Son mode d’existence contradictoire. Solitaire et secret, dans des lieux trop fréquentés, toujours menacés par la civilisation.
Marc perçut un changement autour de lui. Une sorte d’allégement, de raffinement des sons. Et aussi une attention, une bienveillance qui s’orientaient vers lui. La jungle se penchait, l’entourait, le caressait… Il mit quelques secondes à comprendre : les bambous. Il se trouvait dans un grand buisson de graminées qui se balançaient dans le vent avec langueur. Par pure intuition, Marc s’enfonça parmi les feuillages : un sentier descendait vers la gauche, jusqu’au bord du rocher qui surplombait la mer.