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À cette table, Pérouzin était assis. Il brandissait un superbe crayon bleu, acquisition de la veille, et il alignait des chiffres, cependant que Nalorgne, penché sur son épaule, surveillait anxieusement son travail.

— Combien trouvez-vous, Pérouzin ?

— Huit et huit seize et trois dix-neuf, et six, vingt-cinq, je pose cinq et je retiens deux. Mon cher ami, nous avons fait ce mois-ci, huit mille sept cents francs. C’est trop beau. Ça ne durera pas.

— Pérouzin, vous êtes assommant avec votre pessimisme qui ne vous empêche pas d’engraisser. Pourquoi voulez-vous que ça ne dure pas ? La combinaison est merveilleuse, simple, sans aléas, elle n’expose presque pas à des risques, et de plus elle promet de rapporter gros, toujours plus gros. Tenez, je donnerai ma tête à couper que nous ferons cinquante mille cette année. Cinquante mille francs, vous m’entendez ? nous ferons cinquante mille francs.

— Ou vingt mois de prison.

— Pérouzin, vous êtes assommant. Vous voyez toujours tout en noir, vous mettez tout au pis. Ah, tenez, vous mériteriez, en vérité, que tout à l’heure je répète vos paroles à Prosper, à notre excellent ami Prosper, à notre cher associé.

Cela s’était fait tout doucement.

Petit à petit, gagnés à la tranquille inconscience de Prosper, Pérouzin et Nalorgne s’étaient trouvés associés avec l’escroc.

Les séduisants sourires d’Irma de Steinkerque, maîtresse admirée de Prosper, n’avaient peut-être pas été d’ailleurs pour peu de chose dans l’extraordinaire changement qui s’était fait dans l’attitude des deux hommes d’affaires passant du rôle de policiers à celui de complices, d’escrocs. À vrai dire, Nalorgne et Pérouzin, depuis qu’ils aidaient Prosper à réaliser ce que celui-ci appelait ses petits bénéfices, n’avaient guère lieu de se plaindre. L’association donnait les meilleurs résultats. Pérouzin, qui geignait toujours, s’était révélé comme un dessinateur de première force, il n’avait pas son pareil pour dessiner un acte, car il n’entendait pas qu’on dise, cela le vexait, qu’il imitait les signatures. Nalorgne, de son côté, ne restait pas inactif. Peut-être avait-il trouvé sa voie, il faisait preuve d’une merveilleuse ingéniosité pour obtenir des renseignements sur les mouvements de caisse des grandes maisons de commerce de Paris. Prosper, jadis n’opérait que les jours d’échéance, maintenant, grâce aux secours qu’il recevait de Nalorgne et Pérouzin, il ne s’écoulait guère de journées sans que, muni de factures dûment acquittées, il ne parvînt à se faire remettre des fonds.

— Nalorgne, je ne sais pourquoi mais j’imagine que demain, oui demain, nous connaîtrons notre Waterloo.

— Taisez-vous donc, mon cher. Je pense au soleil d’Austerlitz.

L’arrivée de Prosper, coupa court à ces métaphores guerrières. Prosper, joyeux, comme à son ordinaire, la figure épanouie, le geste large et la voix tonitruante :

— Hé, alors, les enfants, criait l’ancien cocher, serrant les mains de Nalorgne et Pérouzin, comment ça va la petite santé ? pas mal hein ? Vous avez embelli votre logement, des chaises neuves, une lampe, une corbeille à papiers. Sapristi de sapristi, c’est pas du fumier de moineaux.

Nalorgne et Pérouzin, cependant, avaient été chercher des verres, puis une vieille bouteille de fine que l’ancien cocher aimait à accoler.

Prosper, d’ailleurs, ne perdit pas son temps en circonlocutions :

— Si qu’on parlait d’affaires, proposait-il, qu’est-ce que vous avez comme boulot aujourd’hui ? J’ai dans l’idée, je ne sais pas pourquoi, que vous devez avoir quelque chose à me communiquer, pas vrai, Nalorgne ?

Nalorgne s’était assis derrière son bureau. Il tirait d’un tiroir fermé à double tour un petit dossier où il tira un papier qu’il passa à Prosper.

— Voilà une belle affaire.

— Hé, je vois que vous ne vous mouchez pas du pied. Dix mille balles qu’il y a à toucher. Cré cochonnerie, c’est tentant en effet. Seulement, je ne vois pas comment on pourrait procéder.

Le cocher reposait sur le bureau le papier qu’il venait d’examiner. C’était une facture au nom de la maison Norel, constructeurs d’automobiles. Cette facture dûment acquittée, grâce à l’habileté spéciale de Pérouzin, était au nom d’Hervé Martel.

— Cré bon sang, continua le cocher, c’est rien que de le dire, je trouverais ça bien rigolo de me présenter ou de faire présenter cette facture-là à mon ancien patron. Ah, le mec, comme qu’il sauterait, quand ça serait qu’un autre encaisseur, un vrai, viendrait lui demander de payer à nouveau et qu’il comprendrait le truc. Seulement, dame, Nalorgne, je ne vois pas comment du tout opérer ? Avez-vous quelqu’un ?

Le coup que préparaient ensemble le trois voleurs était tentant en effet. Hervé Martel devait payer le lendemain dix mille francs à la maison Norel, dernier versement de l’automobile qu’il avait achetée récemment. Nalorgne s’était procuré le renseignement, avait même réussi à obtenir, en allant acheter une pièce détachée aux usines Norel, un modèle de facture qu’un petit imprimeur avait parfaitement imité, que Pérouzin avait artistement dessiné et Hervé Martel paierait certainement les dix mille francs à qui lui présenterait cette facture irréprochable.

Seulement Martel les connaissait tous trois.

— Avez-vous quelqu’un, Nalorgne ? répéta Prosper. Il y a longtemps, je vous le dis, que nous devrions avoir pris un employé. L’extension des affaires nous y oblige et c’est bien le diable si l’on ne peut pas découvrir à Paris un bonhomme honnête, sérieux, de confiance.

Depuis quinze jours, en effet, les deux associés, sur le conseil de Prosper, inséraient dans les grands journaux de petites annonces, demandant pour encaissements un employé bien rémunéré.

Ils donnaient alors une adresse poste restante, convoquaient les candidats dans des cafés de la périphérie, car ils ne se souciaient guère de révéler leur véritable adresse, mais jusqu’à présent, nul ne s’était présenté qui leur eût donné satisfaction. Nalorgne, en principe, trouvait tous les candidats trop intelligents.

— Très peu de ces gaillards-là, Pérouzin, ils débineraient le truc et nous vendraient à la police.

Pérouzin, lui, trouvait tous les candidats trop bêtes, trop simples d’esprit :

— Je crois, répétait-il, je crois que décidément nous ferions mieux de ne point traiter avec ceux-là. Pas assez débrouillards.

— Bon sang de coquin de sort, jurait l’ancien cocher, c’est tout de même malheureux que vous ne soyez pas fichus de découvrir un loustic capable de nous rendre les services dont nous ayons besoin, je vous ai bien trouvés, moi. Ah sapristi, j’commence à croire que vous manquez de flair. Enfin, qui avez-vous vu aujourd’hui ?

Pérouzin, seul, s’était occupé de la question, car Nalorgne avait été chercher des renseignements sur les échéances de fin de mois.

— Je n’ai vu qu’une seule personne, dit-il, je l’ai vue au Café blanc de la place de Courcelles. C’est un petit vieux monsieur, pauvre mais propre, un certain Bertrand, ancien officier, paraît-il, il a l’air très sérieux et il m’a proposé d’entrer chez nous, à l’essai, pour une quinzaine.

— Eh bien, c’est parfait, cela.

— Il a l’air stupide, dit Pérouzin.

— Qu’est-ce que ça fait ?

L’ancien cocher prépara un véritable plan de combat :

— Vous avez son adresse à ce Bertrand ?

— Oui, 9, rue Saint-Antoine.

— Eh bien, Nalorgne va lui écrire de se trouver demain matin, à sept heures, au Café blanc, place de Courcelles. Vous irez tous les deux, Nalorgne et Pérouzin, vous débattrez les conditions de ses honoraires. Il faut avoir l’air sérieux. Puis vous lui donnerez la facture Norel et vous l’enverrez encaisser à huit heures du matin, bien exactement, chez Hervé Martel. Mon ex-patron a horreur de se lever de bonne heure. Il sera furieux qu’on vienne toucher si tôt, il engueulera notre représentant, mais il paiera. Ah, la bonne farce. Moitié moitié, cinq mille balles pour vous, cinq mille balles pour moi. Ça vaut la peine.