« Crédibisèque, se disait encore le journaliste, est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas là un effet de la volonté de Fantômas ? Je suis arrêté, arrêté par des agents qui sont des agents de la Sûreté, c’est entendu, mais je ne dois pas oublier non plus que ce sont en réalité les complices du bandit. Par conséquent, est-il bien réel qu’ils vont me livrer à la Sûreté, ou au contraire, vont-ils me remettre aux mains de Fantômas ?
— Avancez, ordonnèrent les deux inspecteurs, et tâchez de marcher droit. Au premier signe, au premier geste, nous tirons.
— Ça va, ne vous faites pas de mauvais sang, j’y pense à vos revolvers, j’y pense souvent, j’y pense toujours, j’y pense encore.
Mais déjà, le train était reparti à toute allure et les deux agents encadraient leur prisonnier, et après avoir donné leur permis de circulation au chef de gare, poussaient le journaliste vers la cour de la petite station.
— Nalorgne, commençait Pérouzin, qui venait de déboucher le premier hors de la salle d’attente, je ne vois pas du tout le fiacre que devait nous envoyer la Sûreté. J’avais bien dit que ce voyage finirait mal. Qu’allons-nous faire ?
— C’est bizarre, répondit simplement Nalorgne.
— Pourtant, la phrase de la lettre était très claire ; nous ne pouvions pas nous y tromper.
Pérouzin s’interrompit brusquement. Nalorgne, d’un coup d’œil, venait de le rappeler au silence. Mais Nalorgne avait fait son signe trop tard. Jérôme Fandor avait entendu.
— Ah, la phrase de la lettre est claire, songeait le journaliste, la phrase de la lettre de Fantômas. Allons, je ne me suis pas trompé, mes aventures ne sont pas finies. Et si je couche quelque part, ce ne sera certainement pas au Dépôt.
Il fallait prendre un parti, cependant. Il était huit heures du soir et la petite gare déserte, mal éclairée par les lumières clignotantes de quelques becs de gaz, était peu hospitalière. Nalorgne et Pérouzin échangeaient des regards navrés :
— C’est très ennuyeux, reprenait Pérouzin, très ennuyeux que la voiture ne soit pas là.
— Avançons, nous trouverons peut-être dans le pays un véhicule qui voudra bien nous conduire où nous allons.
— Oui, mais le cocher ?
— Taisez-vous donc, Pérouzin.
— Bien, songeait le journaliste, si Pérouzin estime que le cocher, le cocher d’un véhicule quelconque, peut être gênant, c’est évidemment que le cocher qui devait nous conduire, n’était pas un cocher ordinaire.
Fandor cependant était pris par les deux agents, qui sans cérémonie, le tenaient chacun par un bras.
— Avancez, ordonnait Nalorgne.
— Marchez, répétait Pérouzin.
— Après vous, messeigneurs, répondait Fandor. Il faut être logique tout de même, vous m’avez dit de ne pas m’écarter d’un pas, emmenez-moi où vous voudrez, je suis.
Fandor, à ce moment, se sciait littéralement les deux mains à vouloir les arracher de l’étreinte des menottes.
— Quel imbécile d’instrument, se déclarait-il à lui-même en constatant l’inutilité de ses efforts. Quand je pense qu’à la fête de Montmartre, trois fois par an, il y a des individus qui, pour deux sous, se débarrassent des cordes les plus savamment nouées, des menottes les plus perfectionnées, et que moi, je ne suis pas fichu d’en faire autant. Je me rends compte que mon éducation a été bien négligée.
— Ah, tout de même, voilà la voiture.
Ils étaient sortis tous les trois de la cour de la gare, et ils apercevaient, rangé contre le trottoir, à quelque distance, le long d’un terrain vague un taxi-auto qui leur tournait le dos :
Les deux agents hâtaient le pas, entraînaient Fandor jusqu’à la hauteur du taxi-auto. Il avait le drapeau levé la voiture était libre, mais on ne voyait pas le chauffeur.
Pour le coup, Nalorgne s’emporta.
— Je parie qu’il a été boire. Ah sapristi !
Pérouzin cependant appelait à tous les échos :
— Mécano, mécano, le mécanicien du taxi-auto !
— Eh ben, quoi, me voilà, c’est pas la peine de faire tant de potin, les bourgeois, montez dans la bagnole, j’en ai pour deux minutes de réparation.
Le conducteur du taxi-auto était tout bonnement étendu sous sa voiture, invisible. Nalorgne se pencha :
— Ah vous êtes là ? C’est vous, Pros…
Mais le nom qu’il allait dire, le nom que Fandor guettait, Nalorgne ne le prononça pas.
Il se redressa rapidement, il ouvrit la portière du véhicule, y poussa Fandor :
— Embarquez et rapidement, ou sans ça…
La gueule d’un revolver brilla dans l’obscurité, Fandor haussa les épaules, monta.
— C’était Prosper qu’ils attendaient, se disait Fandor et ce n’est pas Prosper qui est là. Est-ce un complice ou un honnête conducteur de taxi-auto ?
Fandor n’eut guère le temps de réfléchir plus avant. Nalorgne venait de souffler quelque chose à l’oreille de Pérouzin, et celui-ci après avoir grimpé à son tour dans le fiacre, s’asseyait à côté de Fandor, refermait la portière.
Nalorgne disait tranquillement au chauffeur :
— Dépêchez-vous, mon ami, nous sommes des agents de la Sûreté, et vous avez pu voir que l’individu que nous emmenons porte des menottes. C’est un criminel dangereux. Il s’agit de ne pas perdre de temps. Je vais monter à côté de vous sur le siège. Je vous indique le chemin.
Tandis que Fandor, tout yeux et tout oreilles, s’efforçait de saisir les moindres indices susceptibles de le renseigner sur la destination du taximètre, qui venait de démarrer, tandis qu’il se faisait cette réflexion que Nalorgne guidait le taxi-auto, non point dans la direction de Paris, mais vers les terrains déserts du Petit-Bicêtre, Pérouzin, à l’improviste, tirait son revolver et le braquait sur le jeune homme :
— Maintenant, avait-il dit, tâchez de comprendre, Fandor, si vous vous permettez de faire un geste, de dire un mot, d’essayer d’attirer l’attention, je vous brûle la cervelle. C’est l’ordre de Fantômas. Si au contraire vous êtes sage, et vous laissez mener là où nous vous conduisons, il ne vous sera fait aucun mal. Pour l’instant du moins.
Pérouzin, sans doute, s’attendait à quelque geste apeuré du journaliste, à ce que le prisonnier, au moins, manifestât une surprise. Ce fut lui, en réalité, qui demeura stupide sous le coup d’une stupéfaction sans bornes. En réponse à sa menace, Fandor avait éclaté de rire. Et Fandor riait, riait si fort, semblait s’amuser à un tel point qu’une peur subite s’emparait de Pérouzin.
— Mais que diable avez-vous ? demandait l’agent, qui pour mieux le regarder dans les yeux, s’avançait sur sa banquette, tournait le dos au siège sur lequel était assis Nalorgne et le conducteur.
Et alors dans la voiture il se déroula une scène étrange. À peine Pérouzin avait-il menacé Fandor de son revolver que, brusquement, le journaliste levait ses deux mains attachées par les menottes aux poignets, les passait avec une rapidité folle derrière la tête de Pérouzin pris ainsi dans une sorte de collier, et Fandor attirait l’agent sur sa poitrine, lui serrait la tête sur ses vêtements avec une force que décuplait la rage, il l’étouffait à moitié. Pérouzin, pris à l’improviste, laissait échapper son revolver sur lequel Fandor s’empressait de mettre le pied, puis le journaliste hurlait :
— C’est fait, Juve, vous pouvez arrêter.
Qu’est-ce que tout cela voulait donc dire ? Pourquoi avec une brusquerie soudaine le taxi-auto stoppait-il ? Pourquoi le conducteur sautait-il à bas de son siège cependant que Nalorgne demeurait lui, immobile sur ce même siège ? Le conducteur après avoir immobilisé son véhicule, avoir arrêté le moteur, – c’était visiblement un homme précautionneux —, courait à la portière voisine de Fandor. Il ouvrait cette portière, il avait dans ses mains, de longues courroies, en une seconde, il avait lié, de main de maître, les pieds de Pérouzin, en une seconde, il lui avait ligoté les bras :