— Tu peux lâcher, Fandor. La bête enragée est hors d’état de nuire.
Alors Fandor lâcha la tête du malheureux Pérouzin, tendit ses bras encore pris par les menottes au conducteur :
— Si ça ne vous fait rien, mon cher Juve, j’aurais un certain plaisir à ce que vous me débarrassiez de ces affaires-là. C’est incommode en diable.
Que s’était-il donc passé ?
***
— Mon petit Fandor, je suis content de te voir.
— Mon cher Juve, vous êtes la plus détestable rosse que j’aie jamais rencontrée.
— Vraiment ? et pourquoi cela ?
— D’abord, vous n’êtes pas paralytique.
— Tu me le reproches, Fandor ?
— J’en aurais presque envie. Quand je pense que depuis six mois, vous vous faites soigner, dorloter, plaindre, par tout le monde, alors que vous vous portez comme le Pont-Neuf.
— Je t’expliquerai.
— Ensuite, je vous en veux pour la façon dont vous m’avez fait arrêter.
— Je n’avais pas d’autres moyens, Fandor, pour te faire tenir tranquille.
— Possible, mais tout de même.
— Il n’y a pas de tout de même.
Depuis dix minutes, Jérôme Fandor était libre. Nalorgne, immobilisé par des poucettes, que Juve lui avait passées à l’improviste, tout en conduisant de l’autre main le taxi-auto, avait été transporté à l’intérieur de la voiture où il avait rejoint Pérouzin, atterré lui aussi. Et maintenant, Juve et Fandor, assis sur le siège, causaient, cependant que le véhicule expertement guidé par Fandor allait bon train.
— Juve, continuait le journaliste, je ne comprends rien du tout à ce qui se passe. D’abord, où me menez-vous ? Ensuite, comment êtes-vous là ? Enfin qu’allons-nous faire de Nalorgne et de Pérouzin ?
— Procédons par ordre. Dis-moi d’abord ce qui t’es arrivé depuis le moment où tu as si gentiment embarqué Pérouzin, et je te dirai ensuite…
En peu de mots, Jérôme Fandor fit le récit de ses propres aventures depuis le moment où Juve l’avait fait arrêter à Saint-Martin, jusqu’au moment où, en compagnie de Nalorgne et Pérouzin, il était arrivé à Clamart.
— Ma parole, continuait Fandor, quand nous avons aperçu votre taxi-auto, quand Nalorgne s’est penché en demandant : « C’est vous, Pros… ? » je n’aurais pas donné cher de ma vie, je me croyais bel et bien fichu.
— Et alors ?
— Et alors, bien entendu, je ne vous ai pas reconnu, mon bon Juve, car vous étiez sous votre voiture.
— Précisément pour que l’on ne me reconnaisse pas.
— Je suis donc monté docilement dans cette auto, et je m’attendais aux pires événements, lorsque j’ai vu votre main, votre main droite qui, avec ostentation, frappait contre la vitre. Donc, votre signe de la main a attiré mon attention sur la vitre du fiacre. J’y ai lu tout naturellement l’avis que vous aviez gravé :
T’inquiète pas, Fandor, c’est moi, Juve, qui mène ce taxi-auto, tâche d’immobiliser Pérouzin, je me charge de Nalorgne.
Je me suis acquitté de ma partie de concert. Pérouzin, qui ne s’attendait à rien, a très gentiment accepté de venir dans mes bras, et ma foi, c’est tout. Mais comment diable êtes-vous ici ?
Le taxi-auto filait toujours dans la nuit noire. De temps à autre, Juve, d’un signe de la main, indiquait à Fandor la direction qu’il importait de prendre, une direction bizarre qui rapprochait certainement le véhicule de Paris, mais qui, cependant, n’était pas le chemin le plus court pour gagner la Préfecture.
— Ah çà, faisait-il, vas-tu me reprocher d’avoir remplacé Prosper, car c’était Prosper qu’ils attendaient, sur la présence duquel ils comptaient, ces bandits. Aimerais-tu mieux…
— Ne plaisantez donc pas, Juve, vous devriez comprendre mon impatience. Je vous quitte paralytique, je vous retrouve agile comme un zèbre. J’arrive prisonnier et cinq minutes après je suis libre, il y a bien de quoi…
— Tu n’es pas libre du tout, faisait-il tranquillement, tu es toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt, ne l’oublie pas, un mandat d’arrêt signé par moi-même.
— Sans doute, Juve, mais enfin ?
— Stoppe, ordonna le policier.
Comme Fandor hésitait, Juve répéta :
— Arrête-toi donc, animal, fais entrer notre taxi-auto dans ce terrain vague que tu aperçois là-bas. Je connais l’endroit, n’aie pas peur, notre voiture peut passer. Bon, maintenant, va te ranger près de la champignonnière.
Fandor, intrigué, obéissait aux ordres de Juve, conduisait le véhicule près du monticule que le policier lui désignait. L’endroit était sinistre à souhait, désert comme il n’est pas possible. Fandor n’avait pas immobilisé son véhicule, qu’il questionnait à nouveau Juve.
— Mais, bon Dieu de bon Dieu, que prétendez-vous donc faire ?
— Tu vas le voir.
Juve avait sauté du fiacre, il faisait signe à Fandor de venir l’aider. Juve ouvrait la portière du taxi-auto. Blêmes, livides, décomposés, ligotés au point de ne pouvoir faire un geste, bâillonnés à ne pouvoir dire un mot, Pérouzin et Nalorgne s’y trouvaient, croyant leur dernière heure venue.
Juve regarda les deux agents, rit, puis :
— Crois-tu, Fandor, que tu as une belle revanche ? Crois-tu qu’ils ont l’air malheureux ?
La remarque faite, Juve ordonnait :
— Prends-moi Nalorgne par les épaules, pendant que je me charge de Pérouzin. Ah, tu peux ramasser le revolver de Pérouzin, c’est le modèle de la Sûreté, il est excellent.
Fandor, de plus en plus interloqué, se demandait quelles pouvaient être les intentions de Juve. Le policier venait de charger Pérouzin sur ses épaules, avec la même indifférence qu’il eût apportée à transporter un colis.
— Prends donc Nalorgne, répétait Juve, tu n’as pas l’air de te douter que je suis horriblement pressé.
Fandor empoigna Nalorgne et suivit Juve. Le policier se dirigeait alors vers un puits d’aération communiquant avec une champignonnière. Un grand panier était là, suspendu à une corde servant évidemment à descendre les outils de travail nécessaires à la culture des champignons.
— Voilà un ascenseur parfait.
Et, en même temps, il jetait Pérouzin dans le panier.
— Dépose Nalorgne.
Et quand Fandor se fut exécuté, quand Nalorgne eut rejoint dans le grand panier son complice Pérouzin, Juve laissa filer la benne, la fit descendre au fond de la champignonnière.
— À notre tour, dit Juve. Il y a une échelle.
Quelques secondes plus tard Juve et Fandor tiraient Nalorgne et Pérouzin du panier qui avait servi à les descendre, les accolaient à la muraille.
Juve était toujours d’excellente humeur, il se frottait les mains, il riait :
— Et maintenant, mon petit Fandor, déclarait le policier, tu vas me faire le plaisir de prendre ce revolver en main, de t’asseoir dans cette cave, bien en face de ces gaillards-là, et de monter la garde devant eux, jusqu’à ce que je sois revenu te prendre. J’ai à faire.
Mais véritablement, Juve était par trop énigmatique. Il ne donnait pas à Fandor suffisamment d’explications. Le journaliste protesta violemment :
— Non, je ne marche pas. J’aimerais mieux leur rendre la liberté pour vous suivre et savoir ce que vous allez faire. Juve, des explications !
Juve éclata de rire :
— Qu’il soit fait suivant ta volonté. Tu te demandes, Fandor, comment je suis là ? Peuh, c’est excessivement simple. Parce qu’après avoir arrêté Fantômas…
Mais Juve n’en dit pas plus long. À peine avait-il articulé ces deux mots extraordinaires, « arrêté Fantômas », que Fandor avait bondi vers lui :
— Vous avez arrêté Fantômas ? c’est vrai ? vous ne vous moquez pas de moi ? Vous avez arrêté Fantômas ?