Poor Hiss surgit sans bruit, pour relever le chef à son poste. Erg Noor passa dans la bibliothèque-laboratoire, mais au lieu d’enfiler le corridor du compartiment central qui conduisait aux chambres à coucher, il ouvrit la porte de l’infirmerie.
Une lumière tamisée, imitant celle du jour terrestre, scintillait sur les armoires en silicolle pleines de fioles et d’instruments, sur le métal de l’installation de radiothérapie, des appareils de circulation sanguine et de respiration artificielle. Erg Noor écarta un rideau épais qui tombait du plafond et pénétra dans la pénombre. Une faible lueur, pareille au clair de lune, prenait des tons chauds dans la transparence dorée de la silicolle. Deux stimulants thiratroniques, branchés pour le cas d’un collapsus subit, entretenaient les battements du cœur de la jeune fille paralysée. Dans la clarté rose de la cloche, Niza semblait dormir d’un sommeil tranquille. Cent générations d’ancêtres sains, purs et robustes avaient façonné avec une perfection artistique les lignes souples et vigoureuses du corps de la femme, chef-d’œuvre de la vie terrestre.
Tout ce qui existe se meut et évolue en spirale … Erg Noor imaginait cette immense courbe ascendante, appliquée à la vie et à la société humaines. Il voyait enfin, en toute netteté, que plus les conditions de vie et d’activité des organismes, en tant que machines biologiques, sont difficiles, plus l’évolution de la société est ardue et plus la spirale ascendante est serrée, donc plus le processus est lent et plus les formes sont ressemblantes. Or, d’après les lois de la dialectique, moins la montée est sensible, plus le résultat est durable …
Il avait eu tort de courir après les merveilleuses planètes des soleils bleus et il avait fourvoyé Niza !
Le vol vers les mondes nouveaux ne devait pas avoir pour but la découverte de planètes inhabitées, nées par hasard, spontanément ; non, il fallait que ce fût une avance raisonnée, systématique de l’humanité dans sa branche de la Galaxie, une marche triomphale du savoir et de la beauté de la vie … d’une beauté comme Niza …
Accablé de douleur, Erg Noor s’agenouilla devant le sarcophage en silicolle de l’astronavigatrice. Le souffle de la jeune fille était imperceptible, les cils des paupières fermées se prolongeaient d’une frange d’ombres violettes, la blancheur des dents brillait entre les lèvres entrouvertes. Des taches livides, traces du courant nocif, marquaient l’épaule gauche, le bras et la naissance du cou.
— Est-ce que tu vois quelque chose à travers ton sommeil ? demandait Erg Noor dans un accès de désespoir qui ramollissait sa volonté et lui serrait la gorge.
Il pressa à les bleuir ses doigts entrelacés, dans le désir fou de transmettre à Niza ses pensées, son appel ardent à la vie, au bonheur. Mais la jeune fille aux cheveux auburn restait immobile, comme une statue de marbre rose reproduisant à la perfection le modèle …
Louma Lasvi, le médecin, entra doucement et devina une présence dans le local silencieux. Écartant avec précaution le rideau, elle vit le chef agenouillé, tel un monument aux millions d’hommes qui pleurent leurs bien-aimées. Ce n’était pas la première fois qu’elle le trouvait ici ; une vive pitié remua au fond de son âme. Erg Noor se releva, la mine sombre. Louma s’approcha en hâte et chuchota :
— J’ai à vous parler.
Erg Noor approuva de la tête et, les yeux clignés, passa dans la première section de l’infirmerie. Il refusa la chaise que lui offrait Louma et resta debout, adossé au pied d’un irradiateur en forme de champignon. Elle, qui n’était pas très grande, se dressa de toute sa hauteur pour en imposer davantage durant l’entretien. Le regard du chef ne lui donna pas le temps de s’y préparer.
— Vous savez, dit-elle d’un ton mal assuré, que la neurologie moderne a pénétré le processus de formation des émotions à l’état conscient en subconscient. Le subconscient cède à l’action que les remèdes inhibitifs exercent par les régions anciennes du cerveau sur le réglage chimique de l’organisme, y compris le système nerveux et partiellement l’activité nerveuse supérieure …
Erg Noor haussa les sourcils. Louma Lasvi sentit que son exposé était trop long et trop détaillé.
— Je veux dire que la médecine peut agir sur les centres cérébraux qui régissent les émotions violentes. Je pourrais …
Erg Noor avait compris, à en juger d’après l’éclat subit de ses yeux et son sourire fugitif.
— Vous me proposez d’agir sur mon amour, demanda-t-il rapidement, et de me délivrer ainsi de la souffrance ?
Elle inclina la tête, de crainte de chasser la douceur de la compassion par le schématisme inévitable des paroles.
Erg Noor lui tendit la main en signe de reconnaissance et secoua la tête.
— Je ne me départirai pas de la richesse de mes sentiments, si douloureux qu’ils soient. La douleur, pour peu qu’elle soit tolérable, conduit à la compréhension, la compréhension à l’amour, tel est le cycle. Merci, Louma, vous êtes bonne, mais je ne veux pas !
Et il s’en alla, impétueux comme toujours.
Aussi pressés qu’en cas d’avarie, ingénieurs électroniciens et mécaniciens réinstallaient au poste central et à la bibliothèque, comme treize ans plus tôt, l’écran du vidéophone des transmissions terrestres. L’astronef était entré dans la zone où on pouvait capter les ondes radio du réseau universel de la Terre, diffusées par l’atmosphère.
Les voix, les sons, les formes et les couleurs de la planète natale réconfortaient les voyageurs tout en exaspérant leur impatience : la durée du vol cosmique semblait interminable.
L’astronef appelait le satellite artificiel 57 sur l’onde habituelle des raids interstellaires lointains et attendait d’une heure à l’autre la réponse de ce puissant poste d’émission.
Enfin, l’appel atteignit la Terre.
Tout l’équipage de l’astronef veillait aux appareils. C’était le retour à la vie après un isolement de treize ans terrestres et de neuf années indépendantes ! Les gens écoutaient les messages terrestres avec une avidité insatiable, discutaient par le réseau universel les questions importantes que chacun était libre de poser, selon l’usage.
C’est ainsi qu’une suggestion du pédologue Heb Our, captée par hasard, fut suivie de six semaines de débats et de calculs complexes.
« Suggestion de Heb Our à discuter ! tonnait la voix de la Terre. Tous ceux qui ont réfléchi à la chose et partagent ces idées ou leur sont opposés, prononcez-vous ! » La formule traditionnelle des discussions publiques comblait de joie les voyageurs. Heb Our proposait au Conseil d’Astronautique d’étudier systématiquement les planètes accessibles des étoiles vertes et bleues. Selon lui, c’étaient des mondes particuliers dont les puissantes émissions d’énergie avaient le pouvoir d’inciter à la lutte contre l’entropie, c’est-à-dire d’animer, les composés minéraux, inertes dans les conditions terrestres. Certaines formes de vie, issues de minéraux plus lourds que les gaz, seraient actives sous l’effet des températures élevées et des radiations intenses des étoiles de classes spectrales supérieures … Heb Our estimait normal l’échec des explorateurs qui n’avaient découvert aucune trace de vie sur Sirius, cette étoile à rotation rapide étant double et privée de champ magnétique puissant. Personne ne contestait le fait que les étoiles doubles ne pouvaient passer pour des génératrices de systèmes planétaires, mais la suggestion même de Heb Our souleva une vive opposition de la part de l’équipage de la Tantra.
Les astronomes du vaisseau, Erg Noor en tête, rédigèrent un message constituant l’avis des premiers hommes qui avaient vu Véga dans le film de la Voile.