Je propose, au nom du groupe d’explorateurs de Pluton, de soumettre la question à l’opinion publique. Le déplacement de l’axe terrestre économisera de l’énergie pour réchauffer les régions polaires, égalisera encore plus les fronts polaires et enrichira en eau les continents.
— La question est-elle assez claire pour être mise aux voix ? demanda Grom Orm.
Une multitude de feux verts s’allumèrent en réponse.
— Eh bien, commençons ! dit le président en passant la main sous son pupitre. Il y avait là trois boutons dont le premier à droite signifiait « oui », le deuxième « non » et celui de gauche « abstention ». Chaque membre envoya à son tour un signal imperceptible pour les autres. Evda Nal et Tchara en firent autant : une machine spéciale comptait les voix pour contrôler la justesse de la décision du Conseil.
Au bout de quelques secondes, de grands signes lumineux parurent sur les écrans : les débats étaient approuvés par toute la planète.
Grom Orm prit la parole.
— Pour une raison que je me permettrai de tenir secrète jusqu’à la fin de l’affaire, il faut examiner maintenant l’acte de Mven Mas, ex-directeur des stations externes, puis on verra la question de la 38e expédition astrale. Le Conseil me fait-il confiance ?
Les feux verts furent la réponse unanime.
— Est-ce que tout le monde sait les détails de l’événement ?
Nouvelle cascade de feux verts.
— C’est du temps gagné ! Que l’ex-directeur des stations externes veuille bien nous exposer les motifs de son acte qui a eu des suites si funestes. Le physicien Ren Boz, qui souffre encore de ses blessures, n’a pas été cité comme témoin. Il n’est du reste pas responsable.
Grom Orm aperçut un feu rouge près du siège d’Evda Nal.
— Avis au Conseil ! Evda Nal a quelque chose à dire au sujet de Ren Boz.
— Je voudrais intervenir à sa place.
— Pourquoi ?
— Parce que je l’aime !
— Vous parlerez après Mven Mas.
Elle éteignit le signal rouge et se rassit.
Mven Mas monta à la tribune. Tranquillement, sans se ménager, l’Africain dit les résultats qu’il avait attendus de l’expérience et ce qui s’était produit en réalité : une vision dont il se méfiait lui-même. La hâte stupide des préparatifs, due au caractère secret et illégal de l’action, les avait empêchés d’inventer des enregistreurs spéciaux en remplacement des machines mnémotechniques ordinaires, dont les récepteurs avaient été détruits du premier coup. On avait eu tort de faire l’expérience sur le satellite. Il aurait fallu accrocher au satellite 57 un vieux planétonef et installer dessus les appareils d’orientation du vecteur. Toute la faute en était à lui, Mven Mas. Ren Boz s’occupait de l’installation, tandis que la réalisation de l’expérience à l’échelle du Cosmos relevait du directeur des stations externes.
Tchara serra les mains : les arguments accusateurs de Mven Mas lui semblaient probants.
— Les observateurs du satellite disparu savaient-ils qu’une catastrophe était possible ? demanda Grom Orm.
— Oui, ils étaient prévenus et ils ont accepté avec joie.
— Cela ne m’étonne pas, répliqua Grom Orm d’un air sombre, des milliers de jeunes gens participent aux expériences dangereuses qui se font chaque année sur notre planète … il y en a qui périssent. Et d’autres, non moins vaillants, s’en vont combattre l’inconnu … Mais vous, si vous les avez avertis, c’est que vous admettiez vous-mêmes la possibilité d’une telle issue. Et vous avez néanmoins couru le risque, sans seulement de prendre les mesures nécessaires pour obtenir des résultats déterminés.
Mven Mas, silencieux, baissa la tête, et Tchara réprima un grand soupir, sentant la main d’Evda Mal sur son épaule.
— Exposez les motifs qui vous y ont poussé, dit après une pause le président du Conseil.
L’Africain reprit la parole, cette fois avec une ardeur passionnée. Dès sa jeunesse, il était tourmenté par des millions de morts anonymes vaincus par le temps implacable ; il ne pouvait se retenir de faire, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et des mondes voisins, un pas vers la victoire sur le temps et l’espace, de poser le premier jalon sur ce chemin glorieux, où se seraient précipités aussitôt des centaines de milliers d’esprits puissants … Il ne se sentait pas le droit de différer l’expérience d’un siècle, peut-être, à seule fin d’éviter le risque pour quelques personnes et la responsabilité pour soi.
Ses paroles faisaient battre le cœur de Tchara, fière de son bien-aimé. La faute de Mven Mas ne lui paraissait plus aussi grave.
Il revint à sa place et attendit, au vu de tous.
Evda Nal remit au jury l’enregistrement magnétophonique du discours de Ren Boz. La voix faible et haletante du physicien, amplifiée par les haut-parleurs, résonna dans toute la salle. Il disculpait Mven Mas. Le directeur des stations externes, qui ignorait la complexité de la question, ne pouvait que se fier à lui, Ren Boz, lequel l’avait assuré du succès. Mais le physicien ne s’estimait pas coupable non plus. On faisait chaque année, disait-il, des expériences moins importantes qui parfois se terminaient tragiquement. La science, en tant que lutte pour le bonheur de l’humanité, exigeait des sacrifices comme toute autre lutte. Les lâches préoccupés de leur sécurité ne jouissaient jamais de la plénitude de la vie, et les savants trop timides ne pouvaient réaliser de grands progrès …
Ren Boz conclut par une brève analyse de l’expérience et des erreurs et se déclara certain du futur succès. C’était tout.
— Il n’a rien dit de ses observations pendant l’expérience, dit Grom Orm à Evda Nal. Vous vouliez parler à sa place ?
— C’est bien pour cela que j’ai demandé la parole, répondit-elle. Ren Boz a perdu connaissance quelques secondes après le branchement des stations F et n’a plus rien vu. Étant près de s’évanouir, il n’a remarqué et retenu que les indications des appareils, qui attestaient la présence de l’espace zéro. Voici ses notes, prises de mémoire.
Des chiffres étaient apparus sur l’écran, que de nombreuses personnes recopièrent aussitôt.
— Permettez que j’ajoute quelques mots au nom de l’Académie des Peines et des Joies, reprit Evda. La statistique des opinions relatives à la catastrophe donne les résultats suivants …
Des nombres à huit chiffres défilèrent sur l’écran, classés par paragraphes de condamnation, d’absolution, de critique, de blâme. Mais le bilan, nettement favorable à Mven Mas et à Ren Boz, décida l’assistance.
Un signal rouge s’étant allumé à l’autre bout de la salle, Grom Orm accorda la parole à Poor Hiss, astronome de la 37e expédition astrale. Celui-ci pérora d’une voix forte, en battant l’air de ses longs bras et pointant sa pomme d’Adam.
— Certains de mes collègues et moi désapprouvons Mven Mas. En tentant l’expérience sans informer le Conseil, il a commis une lâcheté et nous fait l’impression d’être moins désintéressé que ne le prétendent ses défenseurs !
Tchara, indignée, ne se contint que sous le regard froid d’Evda Nal.
Poor Hiss se tut.
— Vos accusations sont graves, mais mal formulées, répliqua l’Africain sur l’autorisation du président. Qu’entendez-vous au juste par lâcheté et intérêt ?
— Vous comptiez que le succès de l’aventure vous apporterait la gloire immortelle, voilà pour ce qui est de l’intérêt. Quant à la lâcheté, vous avez agi en hâte et secrètement, de crainte qu’on ne vous interdise de faire l’expérience !