Mven Mas eut un large sourire, ouvrit les bras d’un air désemparé et s’assit sans répondre. Tout l’être de Poor Hiss exprimait une joie maligne.
Evda Nal redemanda la parole.
— Je ne vois pas sur quoi sont fondés les soupçons de Poor Hiss. Son jugement est trop prompt et trop malveillant pour trancher une question aussi sérieuse. De telles idées sur les motifs secrets des actions nous ramènent à l’époque des Siècles Sombres. Seuls les gens du passé lointain pouvaient parler ainsi de la gloire immortelle. Mécontents de la vie, isolés de la collectivité active, ils redoutaient la mort et se cramponnaient au moindre espoir de perpétuation. L’astronome Poor Hiss ne comprend pas que l’humanité garde seulement le souvenir de ceux dont les pensées, la volonté et les œuvres continuent d’agir, et les oublie dès que leur action cesse. Il y a longtemps que je n’ai plus eu affaire à une idée aussi primitive de l’immortalité, et je m’étonne de la voir professer par un voyageur cosmique.
Evda Nal, dressée de toute sa hauteur, se tourna vers Poor Hiss qui se fit petit dans son fauteuil, éclairé d’innombrables feux rouges.
— Laissons là les inepties, continua la doctoresse, et envisageons l’acte de Mven Mas et de Ren Boz du point de vue du bonheur de l’humanité. Ils ont suivi un chemin inexploré. Sans être compétente en la matière, je ne doute pas que leur expérience soit prématurée. C’est là leur faute et leur responsabilité des immenses dégâts matériels et de quatre vies humaines. Selon les lois de la Terre, il y a crime, mais, n’étant pas accompli dans des buts personnels, il ne mérite pas une peine sévère. Les intentions généreuses de l’inculpé Mven Mas doivent atténuer la gravité des conséquences !
Evda Nal retourna lentement à sa place. Grom Orm ne trouva plus personne qui voulût intervenir. Les membres du Conseil demandèrent au président de se prononcer. La silhouette mince et nerveuse de Grom Orm se pencha sur la tribune, son regard aigu pénétra jusqu’au fond de la salle.
— La situation est claire. Ren Boz, à mon avis, est absolument hors de cause. Quel est le savant qui ne profitera pas des possibilités dont il dispose, surtout s’il est sûr du succès ? L’échec terrible de l’expérience lui servira de leçon. Mais l’utilité de l’essai est incontestable. Elle compense en partie les pertes matérielles, car ce début permettra de résoudre une série de problèmes auxquels on n’avait guère songé à l’Académie des Limites du Savoir.
Pour résoudre les problèmes et utiliser les forces productrices, nous avons rejeté depuis longtemps les tendances mesquines de l’ancienne économie. Tout ce qui concerne la réorganisation de la production et les recherches est résolu à une vaste échelle. Mais de nos jours encore, les gens ne comprennent souvent pas l’élément du succès, parce qu’ils oublient l’inamovibilité des lois de l’évolution. Ils s’imaginent que la structure doit progresser sans arrêt.
Or, la sagesse du chef consiste à reconnaître à temps la limite de telle ou telle étape et d’attendre ou de changer de voie. Mven Mas, maître de la force terrestre, ne s’est pas montré à la hauteur de sa tâche. Le Conseil s’est trompé dans son choix. Aussi partage-t-il la responsabilité de son élu. Le plus coupable, c’est moi-même, car j’ai soutenu sa candidature posée par deux membres du Conseil.
Je recommande au Conseil d’absoudre Mven Mas quant aux motifs personnels de son action, mais de l’écarter des organismes dirigeants de la planète. Moi aussi, je dois être révoqué de mon poste de président du Conseil ; qu’on me charge de reconstruire le satellite pour réparer les suites de mon choix imprudent !
Grom Orm parcourut l’assistance du regard, lisant sur de nombreux visages un regret sincère. Mais personne ne protesta, car les hommes de l’époque de l’Anneau respectaient mutuellement leurs décisions et se fiaient les uns aux autres.
Mir Om se concerta avec les membres du Conseil, et la machine à calculer annonça les résultats du vote. La conclusion de Grom Orm était acceptée sans réplique, mais à condition qu’il présidât la séance jusqu’à la fin.
Il s’inclina, imperturbable.
— Je dois expliquer maintenant ma demande d’ajourner l’analyse de l’expédition astrale, poursuivit-il d’un ton calme. L’issue de l’affaire était évidente, et je pense que le Contrôle d’Honneur et de Droit sera d’accord avec nous … Mais je puis à présent inviter Mven Mas à prendre sa place au Conseil pour analyser l’expédition. Ses connaissances nous sont indispensables, surtout que le membre du Conseil Erg Noor ne peut assister à la réunion d’aujourd’hui.
Mven Mas se dirigea vers les fauteuils du Conseil. Les feux verts approbatifs clignotaient sur son passage.
Les cartes des planètes coulissèrent sans bruit, cédant la place à des tableaux sombres où les feux multicolores des étoiles étaient reliés par les traits bleus des itinéraires prévus pour un siècle. Grom Orm se départit de son impassibilité, une légère rougeur colora ses joues blêmes, ses yeux d’acier s’assombrirent. Il apparut à la tribune.
— Chaque expédition astrale est un rêve longuement caressé, un espoir nourri durant des années, un degré de plus dans la grande ascension. D’autre part, c’est un labeur de millions d’hommes, qui ne peut manquer de produire sur la science ou l’économie l’effet nécessaire à notre progrès, à la conquête systématique de la nature. C’est pourquoi nous discutons, réfléchissons et calculons dûment, avant de lancer un nouvel astronef dans les espaces interstellaires.
Notre devoir nous a contraints d’envoyer la 37e expédition pour élucider le sort de Zirda, au lieu de poursuivre les recherches. L’étude du projet de la 38e n’en a été que plus minutieuse.
L’année dernière, il s’est produit des événements qui ont modifié la situation et qui nous obligent à réviser l’itinéraire et le but de l’expédition approuvés par les Conseils précédents et l’opinion publique. L’invention de méthodes de traitement des alliages sous haute pression et à la température du zéro absolu a amélioré la résistance des coques d’astronefs. Le perfectionnement des moteurs à anaméson, devenus plus économiques, permet d’effectuer des vols à plus longue distance avec un seul vaisseau. Les astronefs Aella et Tintagel, destinés à la 38e expédition, sont désuets en comparaison du Cygne qu’on vient de construire, engin sphérique de type vertical, muni de quatre quilles d’équilibre. Nous pouvons d’ores et déjà entreprendre des vols plus lointains.
Erg Noor, revenu sur la Tantra de la 37e expédition, a annoncé la découverte d’une étoile noire de classe T, dont une des planètes porte les restes d’un astronef de structure inconnue. La tentative de pénétrer à l’intérieur de l’appareil a failli provoquer une catastrophe, mais on a quand même réussi à rapporter un fragment de la cuirasse métallique. Cette matière mystérieuse ressemble au quatorzième isotope de l’argent, décelé sur les planètes d’une étoile très chaude de classe O8, que l’on connaît depuis longtemps sous le nom de Zêta de la Carène.
La forme de l’astronef : un disque biconvexe, à surface spirale, est étudiée à l’Académie des Limites du Savoir.
Junius Ante a revu tous les enregistrements des informations transmises par l’Anneau depuis les huit cents ans que nous y avons adhéré. Ce type d’astronef est irréalisable par notre science. On l’ignore dans les mondes de la Galaxie avec lesquels nous échangeons des messages.