Grom Orm se tut et regagna sa place après avoir tourné une manette sur le pupitre de la tribune.
Les spectateurs virent s’élever un petit écran où apparut le buste imposant et bien connu de Dar Véter. Il sourit, accueilli par l’acclamation silencieuse des feux verts.
— Dar Véter se trouve actuellement dans le désert radioactif de l’Arizona, d’où on lance des fusées à 57000 kilomètres de haut pour reconstruire le satellite, expliqua Grom Orm. Il veut vous dire son opinion, en tant que membre du Conseil.
— Je propose la solution la plus simple, dit une voix joyeuse, à laquelle l’émetteur portatif prêtait une sonorité métallique. Envoyez trois expéditions au lieu d’une !
Les membres du Conseil et le public se figèrent de surprise. Dar Véter, qui n’était pas orateur, ne tira aucun parti de cette pause avantageuse.
— Le projet initial, comportant l’envoi des deux astronefs de la 38e expédition sur l’étoile triple EE 7723 …
Mven Mas imagina aussitôt l’étoile triple qui s’appelait autrefois Omikron 2 d’Éridan. Ces trois astres, jaune, bleu, rouge, situés à moins de cinq parsecs du Soleil, avaient deux planètes dénuées de vie, mais ce n’était point là ce qui faisait l’intérêt de l’exploration. L’étoile bleue du système était naine. D’un volume égal à celui d’une grande planète, elle possédait une masse deux fois moindre que celle du Soleil. Son poids spécifique moyen dépassait de 2500 fois la densité du métal terrestre le plus lourd : l’iridium.
L’attraction, les champs électromagnétiques, les processus thermiques de création d’éléments lourds de cette étoile devaient être examinés de près, d’autant plus que la 10e expédition, envoyée jadis sur Sirius, avait signalé le danger avant de périr. Sirius, étoile bleue double, voisine du Soleil, comprenait une naine blanche, plus grande et moins chaude que l’Omikron 2 d’Éridan et 25000 fois plus dense que l’eau. On n’avait pas pu atteindre Sirius à cause des météorites qui tournaient autour en tous sens, trop dispersés pour qu’on pût déterminer leur extension. Alors, on avait projeté, il y avait trois cent quinze ans, une expédition sur l’Omikron 2 d’Éridan …
— … cela présente, de nos jours, depuis l’expérience de Mven Mas et de Ren Boz, disait Dar Véter, trop d’intérêt pour qu’on y renonce.
Cependant, l’étude de l’astronef étranger, découvert par la 37e expédition, peut nous fournir des renseignements qui surpasseront de beaucoup les résultats des premières recherches.
On peut négliger les précautions traditionnelles et séparer les astronefs, en envoyant l’Aella sur Omikron 2 d’Éridan et le Tintagel sur l’étoile T. Les deux sont des vaisseaux de première classe, comme la Tantra qui a surmonté à elle seule les plus terribles obstacles …
— Romantisme ! cria insolemment Poor Hiss, qui se contracta aussitôt sous les regards réprobateurs du public.
— Oui, c’est du romantisme, du vrai ! enchaîna joyeusement Dar Véter, ce romantisme sous-estimé par les anciens, étouffé par la littérature, l’éducation, l’empirisme. Le romantisme c’est le luxe de la nature, mais il est indispensable à une société bien organisée ! La vigueur physique et morale a vite fait d’engendrer la soif du nouveau, des changements. On en vient à considérer autrement les phénomènes : on voudrait voir quelque chose de plus que la marche régulière de la vie quotidienne, on réclame une dose supérieure d’épreuves et d’impressions …
— J’aperçois parmi vous Evda Nal, continua Dar Véter. Elle vous confirmera que le romantisme, ce n’est pas seulement de la psychologie, mais de la physiologie ! La tâche de notre époque consiste à rendre tous les hommes de la Terre romantiques ! Je reviens à notre sujet : il faut envoyer le Cygne sur Achernard, vers l’étoile verte, car le résultat ne sera connu que dans cent soixante-dix ans. Grom Orm a bien raison de dire que l’exploration des planètes apparentées à la nôtre et la création de bases pour la conquête du Cosmos est notre devoir envers la postérité.
— Les réserves d’anaméson ne sont prêtes que pour deux vaisseaux, répliqua Mir Om, le secrétaire. Il faudra dix ans pour en préparer une ration de plus, sans compromettre l’économie. Je rappelle que beaucoup de forces productrices sont occupées à rétablir le satellite.
— Je l’ai prévu, fit Dar Véter, et je propose, si le Conseil d’Économie y consent, de nous adresser à la population. Que chacun ajourne d’une année les parties de plaisir, qu’on débranche les appareils de télévision de nos aquariums au fond des mers, qu’on cesse d’importer les gemmes et les plantes rares de Vénus et de Mars, qu’on ferme les usines de vêtements et de bijoux. Le Conseil d’Économie sait mieux que moi ce qu’il faut arrêter provisoirement, pour employer l’énergie économisée à produire de l’anaméson. Qui d’entre nous refuserait de restreindre ses besoins pour un an, afin d’offrir à nos enfants ce cadeau précieux : deux planètes nouvelles, réchauffées par un soleil vert, agréable à nos yeux terrestres !
Dar Véter tendit les bras dans un appel à toute la Terre, aux milliards d’hommes qui le regardaient sur les écrans des téléviseurs ; puis il salua de la tête et disparut, laissant derrière lui un scintillement bleuâtre. Là-bas, dans le désert de l’Arizona, un fracas ébranlait le sol de temps à autre, témoin qu’une fusée venait encore de partir avec un chargement au-delà de la voûte céleste. Dans la salle du Conseil, tout le monde s’était mis debout, la main gauche levée en signe d’assentiment.
Le président s’adressa à Evda Nal :
— Chère déléguée de l’Académie des Peines et des Joies, qu’en pensez-vous du point de vue du bonheur humain ?
Evda remonta à la tribune.
— L’esprit humain ne se prête pas aux excitations prolongées ou souvent répétées. C’est une défense contre l’usure rapide du système nerveux. Nos ancêtres ont failli exterminer l’humanité en la privant du repos indispensable. Effrayés par ce danger, nous avons d’abord trop ménagé l’esprit, sans comprendre que le meilleur moyen de se reposer des impressions, c’est de travailler. On doit non seulement diversifier les occupations, mais faire alterner régulièrement le travail et le repos. Si le repos est d’autant plus prolongé que le travail est plus pénible, les difficultés ne feront que nous réjouir et nous absorberont tous entiers.
On peut dire que le bonheur, c’est l’alternance continuelle du travail et du repos, des difficultés et des plaisirs. La longévité a élargi l’horizon de l’homme et le pousse vers le Cosmos. La lutte pour le nouveau, voilà le véritable bonheur ! Donc, l’envoi d’un astronef sur Achernard procurera plus de joie à l’humanité que les deux autres expéditions, car les planètes du soleil vert offriront un monde nouveau à nos sentiments, alors que l’étude des phénomènes physiques du Cosmos, si importants qu’ils soient, ne parle pour le moment qu’à la raison. L’Académie des Peines et des Joies, qui vise à l’accroissement du bonheur, opterait sans doute pour l’expédition d’Achernard, mais si les trois sont réalisables, on ne peut rien souhaiter de mieux !
L’auditoire enthousiasmé récompensa la doctoresse par une avalanche de feux verts.
Grom Orm se leva.
— La question est claire, l’avis du Conseil aussi, et mon intervention sera sans doute la dernière. Nous demanderons à l’humanité de se restreindre pour l’an quatre cent neuf de l’Ère de l’Anneau. Dar Véter n’a rien dit du cheval d’or de l’Ère du Monde Désuni, qui a été découvert par les archéologues. Ces centaines de tonnes d’or pur peuvent servir à fabriquer de l’anaméson et à constituer d’ici peu les réserves nécessaires pour le vol. C’est la première fois que nous envoyons des expéditions simultanées vers trois systèmes stellaires, pour atteindre des mondes situés à une distance de soixante-dix années-lumière !