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Sa langue rencontra quelque chose de dur. J'ai la fève, s'écria Crab naïvement – c'était l'hameçon.

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Sans l'aide de quiconque, Crab a dessiné les plans de sa maison. Il a choisi ses pierres à la carrière, et il les a taillées. Il a coupé des arbres dans la forêt, pour la charpente. Il s'est muni du matériel. Il a creusé les fondations. Il a trempé son ciment. Il a monté les murs. Il a édifié un escalier sur trois étages. Il a couvert le tout d'un toit. Il a fait les plâtres, la menuiserie. Il a installé la plomberie, l'électricité. Il a collé le papier peint, posé la moquette. Il a meublé chaque pièce selon son goût. Il a gravi l'escalier. Il est entré dans sa chambre. Il s'est jeté par la fenêtre.

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Crab écrit le petit texte qui suit à la bibliothèque publique, sans autre intention que de donner le spectacle d'un poète en action à sa belle voisine de table – aussi bien il laisse de temps en temps son crayon suspendu entre ciel et terre, les nues et les abîmes, et s'offre une longue minute de méditation sans objet, mais soudain et comme illuminé, obéissant plutôt à un ordre suprême qui ne se discute pas, il se courbe sur sa feuille et trace cette phrase même que voici, avec fébrilité et un très mince sourire aux lèvres, de satisfaction contenue, qui bientôt se change en une moue dubitative, puis vilaine grimace de dépit, et Crab rature férocement ces derniers mots pour les recopier tels quels intégralement, avec fébrilité et un très mince sourire aux lèvres, de satisfaction contenue, jouant néanmoins l'ardeur d'une nouvelle inspiration qui lui fait celle-ci plisser le front, puis il retient encore son crayon, il passe une main nerveuse dans ses cheveux, il accorde un regard vague au monde environnant, constatant au passage que son numéro spectaculaire impressionne effectivement sa voisine puisqu'elle ne lève pas le nez d'un gros ouvrage consacré à la peinture italienne de la Renaissance, afin de lui en imposer elle aussi, c'est évident, il suffit de la regarder tourner les pages, s'attarder avec une émotion feinte sur chaque reproduction, prendre des notes à la volée, consulter rapidement sa montre, enfouir dans son sac stylo et carnet, enfiler son manteau, abandonner le volume ouvert sur la table, et partir en courant vers la sortie. Mais Crab s'en moque, il a noirci sa page facilement grâce à elle, sa journée de travail est finie.

26

Crab visse un abat-jour à son parapluie – il sort.

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Si tout le monde ressemblait à Crab, plus de coups, plus de caresses, des corps qui s'évitent, des ombres cernées de fer. Certaines balances ne soupçonnent pas son existence, qui s'émeuvent d'un rien pourtant et sursautent quand paraît le prospecteur hirsute, gris de poussière et les yeux brûlés, serrant dans son poing trois grammes de poudre d'or.

Crab est là cependant, sur le qui-vive, prêt à intervenir, ne demande qu'à entrer au service d'une passion, d'une idée, comme simple valet, homme de peine, femme de charge, bête de somme, n'importe, qui se dévouerait pour elle et lui donnerait son sang, ses reins et ses poumons, et son temps à user, se mettrait en quatre ou davantage, se laisserait couper en morceaux plutôt que de la trahir, en petits morceaux, tailler en pièces, ferait rempart de son corps pour la défendre et vomirait du plomb fondu par tous ses orifices.

Mais Crab ne trouve pas à s'employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n'est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie – ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié -, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.

Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C'est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.

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D'un autre côté, et sans vouloir lui nuire, mais puisque les faits sont là, reconnaissons que Crab gâche irrémédiablement tout ce qu'il touche. Sauf le plâtre pourtant, qui lui file entre les doigts.

S'il savait parler aux plantes: les cactus sont les orangers qu'il a bercés.

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Crab fuit dans tous les sens. Il se dérobe devant. Il s'éclipse par-derrière. Il se rue hors. Il décline l'offre. Il évite le sujet. Il noie le poisson. Il passe son tour. Il s'absente un moment. Il prend congé. Il change de trottoir. Il cherche refuge. Il scie la branche sur laquelle il est assis pour se faire un cercueil de belles planches.

27

Crab a bien essayé de se fondre lui aussi dans la foule. Il croyait la chose plus aisée. Dans son idée, la foule était par principe ouverte à tous, il suffisait de gagner un lieu où les autres grouillent pour en devenir ipso facto – comme on disait sur le forum – adhérent, participant actif, membre à part entière, figure incontestée. Il risqua donc un pied, puis deux, dans la foule mouvante, remuée par ses contre-courants, Méditerranée engagée malgré elle dans la traversée de l'Atlantique, mais dont les fluctuations semblaient néanmoins obéir à un ordre de marche rigoureux que Crab perturbait, en dépit ou en raison même de sa moyenne stature, dominant parfois de la tête et des épaules une formation de nains ou recevant au contraire des coups de genoux dans le menton, rapetissant ainsi brutalement puis s'exhaussant encore, et rapetissant dans la foulée, jamais au niveau, toujours comiquement décalé, comme si le hasard n'entrait pour rien dans ces manœuvres et qu'il existait des règles de circulation ignorées de lui, Crab, qui parvint finalement à s'extraire de cette foule – après avoir longtemps erré dans une forêt de jambes, sous un ciel encombré de tristes lunes fracturées -, à la faveur d'un nouvel et brusque effondrement des géants qui l'entouraient.

Depuis, Crab rase les murs. Son lézard familier le suit ou le précède, tire sur sa laisse. Ils traversent de vastes paysages de lierre et de glycines, des campagnes d'affichage jaunies par le soleil ou détrempées par les pluies lentes et sinueuses qui roulent goutte à goutte depuis le faîte des toits – ils pataugent alors dans cette boue rosâtre jusqu'à la palissade de bois nu où d'autres périls les guettent, des échardes s'enfoncent dans la main ou dans la joue de Crab, dans le ventre délicat et toujours palpitant de son lézard -, ils rejoignent enfin les hauts murs lisses qui ont leur préférence, même si la brique est salissante – la chaux les blanchit -, même si les façades décrépies s'effritent sous leurs pas, ou fraîchement repeintes gardent leurs empreintes, abîment en tout cas la veste déjà très élimée de Crab et le justaucorps plus précieux mais aussi plus résistant de son lézard – au moins se tiennent-ils à l'écart de la foule.

Le seul danger véritable naît des rencontres que Crab et son lézard ne sauraient éviter, quand d'autres promeneurs de leur espèce, rasant les murs en sens inverse, débouchent soudain devant eux. Nul n'entend céder le passage. Le moindre pas de côté sur le trottoir livrerait en effet l'imprudent à la foule en marche, il serait de nouveau entraîné dans son mouvement de panique perpétuel – car il ne s'y trouve pas deux pieds qui aillent dans la même direction – et ballotté, malmené, comme debout sur la mer, sachant par expérience qu’il n'y aura jamais de place ni de chemin pour eux dans cette cohue où trépignent et se neutralisent les ruées, les exodes, les assauts, les débâcles. Entre Crab et son vis-à-vis, l'affrontement est inéluctable. Chacun prétend longer le mur au plus près et s'efforce d'en écarter l'autre. On se bat avec un seul bras, et sa seule jambe; le second et la seconde restent plaqués contre la paroi afin de ne pas ouvrir un espace où l'adversaire aussitôt glisserait son pied, prenant du même coup un avantage décisif.