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Les yeux de Crab sont deux pouces de sculpteur, et tout est bon pour eux, tout est glaise, le monde change là où ils se posent – qu'ils se posent sur vous, et vous changerez. D'abord une série de regards brefs et appuyés pour dégrossir la matière, quelle que soit la matière, nulle n'est trop dure ou résistante, toutes se valent en l'occurrence et se laissent facilement entamer, puis façonner. Il s'agit bien d'imposer une nouvelle vision des choses. Les yeux de Crab opèrent les modifications nécessaires, son regard se fait plus perçant ou plus enveloppant en fonction du matériau qu'il travaille: sculpte le rhinocéros, remodèle l'hippopotame. Il fouille, il creuse l'immensité morne de la mer – tous les chevaux que vous voyez parmi les vagues sont de lui. Les profils découpés dans les nuages sont de lui, qui changent d'expression au gré de son inspiration et se défont dès qu'il les abandonne. Mais la ville aussi se transforme, tous les angles sautent, arrondis, les surfaces sont polies et les plans renversés, les volumes écrasés, les lignes adoucies, retour à l'horizontalité, puis le regard de Crab s'arrête sur les passants, retouche avec précaution les visages – trop insistant, il risquerait de briser l'arête d'un nez, de décoller une oreille ou de crever un œil, comme cela s'est déjà produit, hélas -, il précise les traits, il ovalise les têtes, dégagées de la grisaille des cheveux et replacées sur un fond de lumière, il amincit et allonge les corps, la mauvaise graisse fond qui faisait la foule siamoise, chaque silhouette est rendue à sa solitude vacillante, rapidement les distances se creusent dans le froid qui est ce que nos sens perçoivent malgré tout du néant – Crab lui-même tremble de la tête aux pieds, tout menace de se disloquer: il ferme les yeux juste à temps pour empêcher ça.

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Combien de fois devra-t-il plier le ciel pour le faire tenir dans sa poche? Crab est sur le départ. Il remplit des malles, des cartons, des caisses. Il déménage et c'est tout une affaire. C'est aussi l'occasion de se débarrasser des choses inutiles, de ces vieilleries qui ne sont même pas des souvenirs ou qui n'en sont plus, redevenus les bibelots hideux et contondants qu'ils étaient autrefois, dans cette boutique pour touristes où une magicienne de passage les changea en peluches nostalgiques avant de disparaître elle-même inexplicablement. Crab n'emportera pas tout, impossible. Un tri sérieux s'impose. Mais le ciel par exemple, il ne peut pas laisser le ciel en plan.

Le ciel plié, dans quelle poche le mettre? Nouveau problème. Dans une poche de son pantalon, comme un mouchoir? Et que fera-t-il alors de son mouchoir? L'autre poche est déjà pleine de sable, Crab ne pouvait pas non plus laisser le désert derrière lui. La poche intérieure de sa veste, trouée, contient les précipices et les gouffres qui font les montagnes, et dont il aura certainement besoin, il se connaît. Il glisse finalement le ciel dans sa poche extérieure, sur son cœur, comme un foulard de fantaisie, mais sans la moindre affectation – d'ailleurs le bleu céleste jure avec le gris anthracite de la veste, comme juraient l'unique robe de Marie et la blouse du charpentier dans la corbeille de linge sale.

Puis Crab roule les gazons, les pelouses, il fait un gros tas de la terre et la charge dans une brouette, il recueille l'eau dans un tonneau, il rassemble son troupeau, les plus féroces devant – un dernier regard pour s'assurer qu'il n'oublie rien – En route.

42

Bien résolu cette fois à changer de vie radicalement, Crab prit la direction de l'église dont le clocher domine les toits. Il marchait vite, en dépit des violentes rafales, et c'était comme s'il remontait un torrent à la nage, comme s'il creusait une galerie souterraine de ses mains, comme s'il escaladait une montagne abrupte, comme s'il défonçait des murs à coups de tête, tant le vent faisait bloc contre lui. Mais cette lutte même confortait sa décision, Crab y puisait une nouvelle ardeur. Changer de vie, il était encore temps. Une bourrasque emporta son chapeau, et Crab ne fit rien pour le rattraper – quel symbole! -, un homme neuf était en train de naître qui n'aurait pas besoin de ces vaines protections. Il se dépouilla lui-même de son manteau, sans ralentir pour autant, les yeux fixés sur le clocher inébranlable, avançant toujours contre le vent furieux qui semblait vouloir le ramener de force à son point de départ, le repousser dans sa petite vie grise et mesquine d'avant la révélation. Mais non, cette époque était révolue, Crab avait ouvert les yeux. Il déboucha enfin sur le parvis, et les cloches au même instant se mirent à sonner comme pour un baptême – quel symbole! Crab accéléra le pas, détachant alors son regard de ce clocher haut et pointu comme pour empaler Dieu lui-même, il doubla l'église, traversa la rue, entra dans l'agence de voyages dont il avait repéré la veille les affiches ensoleillées, et s'offrit sans mégoter un billet d'avion pour les îles.

Car comment croire une seconde à la conversion d'un homme tel que Crab? En refermant derrière lui la porte de l'agence, il leva les yeux vers la girouette plantée au sommet du clocher. Je rêve, dit-il, ou ce coq a pondu une église?

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Venons-en au fait. Ce n'est pas tant notre goût pour les viandes rouges et les salades vertes qui nous distingue des autres animaux (on aura brièvement reconnu au passage le tigre et l'escargot), ni notre rut sans façon, notre allégeance aux puissants ni notre vaillance soudain raffermie pour combattre un nain malade, et le gober, mais les cathédrales gothiques par exemple expriment bien en quoi consiste notre originalité, une tendance à tout compliquer, à ergoter même dans la pierre – et cela justement établirait notre prestige sans égal parmi les populations terrestres.

Crab, pardonnez-lui, voit les choses autrement. Il a de bonnes raisons, comme toujours.

Par le plus grand des hasards, Crab est entré en possession de documents très anciens dont l'authenticité ne fait guère de doute, selon lesquels le mille-pattes était un malin, jadis, à l'origine des temps, et l'oie une lumière, et les conférences du buffle attiraient un public nombreux, composé d'abeilles et de linottes, la puce ne buvait pas encore, l'ours était théologien par vocation, le chat cosmographe, l'orang-outan jouait aux échecs, la tortue se mêlait de philosophie, le homard trafiquait en politique… Mais l'évolution se poursuivait, l'adaptation au milieu, chacun de ces animaux vit peu à peu son intelligence diminuer, ses esprits s'obscurcir, sombrer sa mémoire et ses facultés raisonnantes, en même temps que se développaient son agilité, sa beauté propre et sa grâce naturelle, ses instincts, sa généreuse santé, dans un monde où la vie s'éprouve par les sens et se conserve par la force. Ce fut l'harmonie enfin, qu'un dernier demeuré trouble encore avec ses anxiétés, ses hontes, ses adolescences répétées. Seul entre tous, l'homme n'est pas parvenu à se débarrasser de la conscience. Son venin lui tourne les sangs au lieu d'assurer sa défense et de paralyser ses proies. Ah, la route est longue qui sépare ce petit méticuleux de la sagesse supérieure des carpes ou des polypes. Crab lui-même en est encore loin, il ne se fait pas d'illusions, mais son effort au moins va dans le bon sens. Et ce mouvement est irréversible. Crab s'abrutit jour après jour, trop lentement à son goût, bien sûr, il progresse. A peine rejoint le singe, il songe à rattraper l'âne. Et cet âne n'est qu'une étape. Déjà Crab arrive à la hauteur du phoque. Il a l'autruche en point de mire.