Выбрать главу

Il y eut l'événement controversé de sa naissance. Depuis, plus rien. D'autres en effet partagent sa situation, mais ils sont animés par l'espoir, ceux-là, ils voient plus loin, leur heure viendra. L'attente fait salle comble. Vous êtes enfin introduits dans le cabinet d'un mage sinistre qui sait exactement combien de jours il vous reste à vivre, très peu, mais que vous allez sentir passer – qui vous ôte un poumon, un rein, un cœur, puis vous raccompagne jusqu'à sa porte – au suivant. Crab n'y est pas, n'attend rien, personne, n'attend pas, écoule les heures.

D'ailleurs, les médecins le tiennent déjà pour mort – pour déjà mort. Ses interventions sont trop rares pour ébranler leur conviction, son pouls est trop capricieux. Cet homme est mort, répètent-ils, son décès remonte au moins à trois ou quatre ans. N'exagérons rien. Crab n'est pas en vie, indéniablement, mais de là à prétendre qu'il est mort? Crab ne sait plus lui-même. Peut-être, après tout? Il se tâte, puis se pince, difficile à dire. Il lui faudrait un scalpel. Ses bras retombent. Il ne se prononce pas. Ni pour ni contre ce corps posé là, pesant et diffus à la fois. Sensible anéanti. Nébuleux. Cent kilos d'ankylose. Déjà à moitié dévoré par les chats, ou n'est-ce qu'une désagréable impression?

*

Crab fait irruption dans la boutique d'un marchand de lin.

– Quatre mouchoirs, vite, je saigne, je sue, je pleure, je tousse.

– Par ici, cher monsieur, laissez-moi plutôt vous montrer nos linceuls.

45

C'est une colle de qualité supérieure, vraiment une excellente colle, sans mentir, prodigieuse, et qui colle indifféremment tous les matériaux, le carton, le papier, bien sûr, comme les colle toute colle, mais colle encore le cuir, le bois, la pierre, la porcelaine, les tissus, les plastiques, les métaux, et les colle instantanément, définitivement, et solidement, colle une bonne fois pour toute tout ce qu'elle colle, colle et ne lâche plus, colle et s'y tient, colle l'eau, le feu, la terre, colle le vent, colle le froid, colle la nuit, colle la peur, une colle universelle, tenace, certainement la meilleure des colles et elle coule dans les veines de Crab – de quoi se plaint-il?

*

Crab est malade, cela saute aux yeux, la tête que nous lui connaissions ne ressemblait pas autant à un tabouret de piano – mais quelle imprudence aussi de rester en plein courant d'air quand on s'appelle Crab et que la voisine aligne des gammes! Il devrait commencer à se méfier.

Ce n'est tout de même pas la première fois que pareille mésaventure lui arrive. Crab est coutumier du fait. Au printemps, pour avoir trop longuement respiré le parfum des lilas, il eut les deux mains changées en grappes de fleurs mauves. Et pour avoir prêté l'oreille au murmure d'un ruisseau (mais alors il faut appeler murmure aussi le cliquetis des dés dans la poche d'un gros homme essoufflé), il vit ses deux jambes se liquéfier et creuser leurs lits divergents dans la prairie. Aux incrédules, Crab montrera la tête naturalisée d'un brochet de douze livres pêché dans sa jambe gauche.

Crab est trop sensible. Un jour, ça le tuera.

Ainsi encore, l'hiver dernier, surprenant malgré lui l'écho d'une altercation conjugale dans l'appartement du dessus (la femme veut un fils, mais son mari qui bande réclame une petite fille), Crab n'avait pu réprimer un frisson, ses deux genoux s'étaient entrechoqués avec une telle violence qu'ils s'étaient interpénétrés et confondus en un unique énorme genou. Par ailleurs l'articulation fonctionnait normalement et, hormis ce gros nœud rotulien, les deux jambes conservaient leur autonomie relative, à chacune sa cuisse et son mollet. Mais ce seul manquement au principe de la symétrie suffisait, on le devine, à contrarier terriblement la marche de Crab qui n'avançait plus qu'à demi-enjambées, soit de tout petits pas et l'impossibilité absolue, entre autres choses, de sauter les flaques.

Tels sont les rhumes de Crab, quand même bien embêtants.

46

Cependant, le suicide est une solution trop radicale. Crab voudrait simplement ne plus avoir de tête. Il n'a aucune envie de renoncer aux promenades, par exemple, à la nage ni au jardinage. Son plus grand plaisir est de s'étendre sur l'herbe, au soleil. La caresse fuyante d'un chat bouleverse sa vie comme n'importe quelle histoire d'amour, qui commence dans la douceur et finit par le petit drame de la rupture, il n'en demande pas davantage. Or la tête est bien inutile pour toutes ces choses, réellement superflue. Elle gênerait plutôt. Indiscrète comme celle d'un autre. Crah s'en passera très bien. En elle siègent tous les tourments. Elle conçoit les pensées tristes, la fièvre, les poux, et plus d'amertume alcaline que le foie. Elle roule du charbon. Elle trahit son homme.

De là à se supprimer, non. Crab espère bien être assez vaillant pour la brandir au bout d'une pique et la promener ainsi dans les rues, parmi les foules qui crachent et conspuent, cette sale tête.

*

Cette hypothèse vaut ce qu'elle vaut, venant de Crab, la prudence est de rigueur, mais juste ou non, on admettra avec lui qu'elle est au moins fondée: en vertu de la loi qui oppose à chaque chose son contraire et permet ainsi de la définir par antithèse, le bien contre le mal, la mort contre la naissance, pourquoi n'existerait-il pas, à l'opposé du suicide, une forme de génération spontanée, délibérée? telle conscience diffuse, flottante, telle petite âme vague, furtive comme un courant d'air, qui déciderait soudain de s'incarner, de prendre corps, de venir au monde? Ce qui expliquerait enfin pourquoi certains hommes paraissent si heureux de vivre et tellement à leur aise en effet: ceux-là ont choisi de voir le jour. Ils ont choisi le lieu et l'heure. Ils ont mis toutes les chances de leur côté.

Tandis que Crab n'a pas vu venir l'heureux événement, la veille encore rien ne laissait présager cette issue fatale. Crab n'existait pas plus que d'autres qui n'existeront jamais, innombrable compagnie où il tenait sa place, et c'était parti pour durer éternellement – on sait ce qui advint. Tu porteras ce nom et tu traîneras cette ombre. Crab ne s'est jamais vraiment remis du choc. Il n'a jamais réellement accepté la situation. Cette incroyable liberté qu'on a prise avec lui. Ce séjour forcé au sol. Sur une terre qui fait ses mottes avec les morts. Beaucoup trop de sable dans le sel du désert pour Crab qui a faim. Beaucoup trop de sel dans l'eau de la mer pour Crab qui a soif. Avec la présence de soi jusqu'au bout des ongles irritante, et toute la camaraderie en guerre.

Crab ne fera pas de difficulté pour mourir. La mort rentre les heures dans les pendules. Mourir, c'est soudain n'être jamais né. Crab sera le premier à oublier son nom. Mais il ne s'allongera pas sous un train – où s'arrêtent les trains? Il préfère suivre son ombre qui saura bien le reconduire d'où il vient. Sa place l'attend, déjà inoccupée. Se tuer, c'est enfoncer une porte ouverte. Puisque Crab le dit.

*

Chaque jour qui passe éloigne Crab du jour terrible de sa naissance.

47

Il semble y avoir tant de confort et d'insouciance, de voluptueuse inaction dans la condition de mollusque céphalo, pardon, gastéropode, et si peu de devoirs, de responsabilités, que Crab, quand on le questionne sur ses projets d'avenir, ne cache pas son intention d'opter prochainement pour cet état. L'aveu soulève à chaque fois un beau tollé. C'est indigne d'un être humain, s'entend-t-il répéter. Vous allez baver partout. Si on espère le décourager avec ce genre d'arguments.