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La bave de la limace ne procède ni de l'envie ni de la colère, ni de l'épilepsie, elle se passe des mots, c'est une gerbe d'écume qui fleurit lentement dans les virages. Or Crab est las de semer derrière lui des empreintes de pied. Du matin au soir et sans répit, hormis quelques haltes trop brèves, il doit semer, semer en toute saison, dans la boue ou dans la neige, imprimer la trace de son soulier sur le sol, à chaque pas disputer son corps à la terre meuble et semer toujours ses empreintes, inutilement puisqu'elles ne fructifieront pas, qu'elles ne donneront pas naissance à autant de petits Crab, puisque le seul oignon que l'on plantera avec profit, au terme du parcours, ce sera le cadavre même du semeur.

Comme trace de son passage en ce monde, plutôt que l'empreinte simiesque d'un pied, Crab préfère laisser une broderie discrète sur un chou.

On lui objecte alors, plus sérieusement, qu'il lui sera difficile de plier son corps aux coutumes des mollusques gastéropodes, de l'assouplir, de rétracter ses membres et sa tête afin d'obtenir cette plastique molle, cette élasticité si remarquable chez les limaces. Mais Crab a déjà résolu la question. Son squelette ne l'encombrera plus longtemps. Il va cracher cette arête.

D'abord, retirer veste et chemise. Puis Crab plonge profondément la main dans sa gorge, il empoigne sa clavicule gauche et, sans forcer ni faiblir, il se l'extrait par la bouche – tout se tient: la carcasse entière suit. Sauf le crâne, au reste de plus en plus bourdonnant et lourd à porter – mais Crab, ayant aspiré et provisoirement confié à l'estomac simplificateur son cerveau compliqué, n'a plus qu'à retrousser les lèvres pour expulser loin de lui cette tête obsolète d'homme mort.

L'effet est immédiat. Crab se sent comme transformé. Moins véloce, sans doute, mais tellement plus souple – or la paresse est une gymnastique, elle refuse les corps secs, raides, anguleux, sujets aux crampes et rhumatismes, elle sélectionne les corps flasques, flexibles, désarticulés: consentants. Sur ce point au moins Crab peut déjà légitimement se prétendre mollusque, s'il lui reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour être un vrai gastéropode.

*

C'est à force de paresse que Crab est devenu ce tas de sable effondré dont vous voulez faire du ciment, pauvres malheureux, vos constructions ne tiendront pas debout. Dont vous voulez faire du verre – le matin ne passera pas.

48

Les docteurs Parkinson et Alzheimer, las de leurs vaines dissensions – partis pris théoriques opposés, choix esthétiques divergents, querelles d'écoles dont se moque le commun des mortels -, ont décidé de les surmonter, d'unir leurs connaissances et de s'associer pour mettre au point et fixer enfin le type du vieillard croulant idéal, voici Crab, propulsé sur le devant de la scène, sous les projecteurs, admiré par les uns, hué par les autres, officiellement investi en tout cas, modèle auquel chacun sera dorénavant tenu de se conformer après soixante-dix ans.

*

Mais Crab a toujours été un vieillard, ce n'est pas nouveau, il tiendrait cela de son arrière-grand-père. Les lois de l'hérédité réservent de ces surprises émouvantes aux familles endeuillées qui retrouvent soudain chez le nourrisson les mines et les manières de l'aïeul ôté à leur affection, ses gestes, ses tics, comme si c'était hier, comme si c'était lui, lui hier, aujourd'hui de retour, le cher vieil homme inchangé, le chef du clan, l'âme de la maison, fondateur de la fière lignée dont l'ultime rejeton justement vient de naître, qui lui ressemble trait pour trait, sans mentir, son portrait craché.

A la naissance, petit vieillard prématuré, très affaibli et désarmé, Crab ne pesait déjà plus que deux kilos cinq cents. La bévue d'une infirmière de l'hôpital est donc bien excusable qui l'arracha à sa couveuse pour le reconduire en le sermonnant au service de gériatrie d'où elle le croyait échappé – et si vous recommencez, je vous enferme. Crab ne bougea plus. Il prit de l'âge, ce qui évidemment n'était pas fait pour dissiper le malentendu, au contraire, on s'étonnait seulement de son extraordinaire longévité – tandis que ses voisins de lit s'éteignaient pour la plupart quelques jours seulement après leur arrivée, Crab résistait inexplicablement, les médecins étaient chaque matin stupéfaits de le retrouver en vie et l'hypothèse de son immortalité fut même évoquée du bout des lèvres.

A l'entendre, pourtant, Crab était un mourant aussi mal en point que les autres. Ayant appris le langage des hommes en écoutant délirer ses compagnons, il récitait bout à bout leurs monologues désespérés, sans les comprendre, il les reprenait à son compte, d'une voix blanche, il insultait Dieu, reniait ses fils, appelait sa mère, maudissait l'ombre d'un chef de bureau, pardonnait tout en revanche à une certaine Louise, ou Suzanne, énumérait cent prénoms de femmes, chevrotait des sentences et maximes morales, et des formules chimiques, parfois légèrement saugrenues et poétiques, réclamait un prêtre, un notaire, vite, racontait des épisodes glorieux ou sanglants d'un autre siècle, c'étaient bien là des phrases d'agonisant. Il n'en avait plus pour longtemps.

Mais les années passaient, on changeait trois fois par semaine le cadavre du lit voisin, les médecins aussi se succédaient, atteints par la limite d'âge, échouaient quelquefois dans cette même chambre, rassemblant alors leurs dernières forces, ils demandaient à Crab son secret, par pitié, et Crab sans se faire prier avouait tout, il reconnaissait avoir assassiné une certaine Suzanne, ou Louise, et trahi son pays, enfoui un magot, engendré une multitude d'enfants naturels, saboté les freins de son chef de bureau, dérobé le ruban de Mlle Portal et même, oui, brisé le peigne de Mlle Lambercier… mais plus personne ne l'écoutait.

Un jour enfin le mystère trouva son explication. On mit la main sur un registre ancien qui prouvait l'erreur initiale de l'infirmière, et Crab, alors âgé effectivement de quatre-vingt-sept ans, réintégra sa couveuse où lui furent prodigués en urgence les soins que nécessitait son état, car le pauvre enfant inspirait les plus vives inquiétudes, si faible, si chétif, on ignore aujourd'hui s'il fut finalement sauvé, ou non.

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Crab n'oublie jamais les cimetières dans lesquels il a été enterré.

49

Crab se traîne pitoyablement depuis que les ressorts de ses jambes ne fonctionnent plus. Certains ont même crevé la peau des cuisses et des mollets. Dans ces conditions, le moindre déplacement tourne au supplice. Si au moins Crab pouvait prendre appui sur ses bras pour avancer, mais pas question. Quand le malheur distingue un homme, il le veut tout à lui. Vit-on jamais un paralytique figé dans une pose voluptueuse? La maladie attend pour le frapper qu'il soit assis inconfortablement. Crab ne doit pas compter sur ses bras. La paille perce déjà en plusieurs endroits, à la hauteur du coude gauche, de l'épaule droite.

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Crab vide sa pipe – cogne doucement le fourneau renversé contre le bord du cendrler où les cendres en effet lentement s'amoncellent, tandis que la jambe gauche de Crab raccourcit, c'est un fait, et le cendrier puis la table basse disparaissent bientôt sous les cendres que Crab, déjà très diminué et diminuant, diminuant à vue d'œil, continue cependant à extraire de sa pipe et qui forment autour de lui un tapis de plus en plus épais, ou profond, sur lequel bouge encore un bras, un avant-bras plutôt, une main, juste deux doigts secouant une pipe pour en faire tomber les dernières cendres, les cendres grises et légères, d'un gris léger, qui recouvrent maintenant le sol de cette chambre où l'on chercherait en vain une trace de Crab et de sa pipe.