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50

Le formulaire passe de mains en mains, chacun veut y coucher sa signature, on se l'arracherait même si l'on ne craignait, ce faisant, de le déchirer, ou simplement de le froisser, ce qui obligerait à reporter l'affaire puisque alors il faudrait bien établir un nouvel acte et le remettre en circulation depuis son lieu de départ initial afin de récupérer les signatures perdues, une collecte de tant d'années réduite à néant, sinistre perspective, aussi chacun en prend-t-il grand soin, on le parcourt du regard juste pour vérifier qu'il n'y a pas erreur sur la personne – ce qui entraînerait des conséquences fâcheuses -, on le paraphe en toute connaissance de cause, on le donne à son voisin qui fait de même, ça va très vite, il y aurait déjà plusieurs millions de signatures, voire trois ou quatre milliards au bas de ce formulaire spécialement imprimé pour l'occasion sur un énorme rouleau de parchemin qui sera expédié en Asie, dès son retour d'Afrique, en sorte que réellement tout le monde aura signé le PERMIS D'INHUMER Crab.

*

Crab est étendu sur le dos, quatre cierges brûlent aux quatre coins de son lit – moi aussi, j'aurai quatre ans demain, lui confie un petit garçon qui n'obtient pas de réponse, grimpe sur une chaise et souffle les bougies, puis s'en va, cherchant une explication au silence inquiétant de Crab, sa figure trop longue, sa pâleur, sa raideur. Mais il comprend soudain, il comprend en apercevant sa mère à la cuisine, par l'entrebâillement de la porte, qui verse de la mort-aux-rats dans la pâte de son gâteau d'anniversaire.

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C'est au chevet des morts que sont prononcées les phrases qui manquent le plus gravement aux règles de la concordance des temps. On parle entre nous de Crab comme s'il était encore de ce monde, mais brutalement la triste réalité s'impose et notre parole s'embrouille, prise de confusion, s'applique à ne plus recourir qu'aux temps du passé, cette fois avec tant d'insistance qu'elle semble se souvenir d'un ancêtre antédiluvien qui pourrait être le père du singe, alors que ce cadavre-là est encore chaud, humide, et rêveur. Ou bien, c'est le contraire, on attaque comme il faut la complainte à l'imparfait – Crab était le meilleur d'entre nous -, puis l'émotion nous fait trébucher, la vérité est inadmissible, il ne peut pas être mort – lui qui aime tant les livres et les oiseaux -, d'ailleurs nous souffrons par sa faute comme s'il nous tapait dessus de toutes ses forces, Crab nous plie en deux, nous jette à terre, nous tord les bras, à certains il arrache même les cheveux, jamais un mort ne montrerait une telle agressivité. Bien sûr, cette fois encore, la douleur trop présente, trop active, a renversé les perspectives, on s'en avise en frissonnant, on se reprend – il aimait tant les livres et les oiseaux. Pendant quelques minutes, on parle de Crab au passé, on célèbre dignement sa mémoire, mais cela ne dure pas, à nouveau le présent et l'imparfait se bousculent sur nos lèvres, s'accrochent, et le futur n'est pas en reste, puisque notre malheureux ami sera toujours vivant.

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Crab est mort parfaitement inconnu, dénué de tout, dans la plus noire misère. Bien des années ont passé, son nom est devenu glorieux, et du même coup sa situation matérielle s'est grandement améliorée.

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Par crainte d'être enterré vivant et de reprendre connaissance dans la tombe – ce qui arrive quelquefois, suite à un diagnostic défaitiste -, Crab fit procéder à l'incinération de sa dépouille, si bien qu'il était en cendres lorsqu'il sortit enfin de cette torpeur comateuse que l'on avait à tort crue définitive, prisonnier d'une urne exiguë, sans moyen de communiquer avec l'extérieur et démuni de tout. Vainement sa conscience essaya de remobiliser ses énergies éparses, de se rassembler pour former un cri, ou mieux encore, un poing avec lequel briser de l'intérieur le vase funéraire. Mais un corps en poudre n'obéit plus comme avant aux moindres injonctions de la volonté, se laisse aller à l'indolence, il est bien là où il est tel qu'il est, hors de ses os, délié de sa posture crucifiante, sans besoin, tout désir refroidi.

Après l'affolement et les tentatives désespérées, confrontée à l'évidence du fait accompli, la conscience de Crab s'apaisa. En somme, n'aspirait-elle pas depuis toujours à se défaire du corps? Conscience pure, désormais, flottant au-dessus d'un petit tas de cendres immobile – ou qui ne bougeait que pour s'effondrer davantage, selon sa pente -, aussi étrangère à lui que le ciel à la terre, dégagée de toute entrave, libre et légère comme à la veille du premier jour.

Mais un héritier sentimental eut la malheureuse idée de vider en plein vent le contenu de l'urne, et, à l'issue d'une brève cérémonie entre intimes importuns, Crab fut rendu à son pays natal – il sera bientôt rétabli.

*

Crab est vieux depuis une minute, et les secondes défilent. Un très vieil homme. Son cœur grisonne aux tempes. Les miroirs lui renvoient son image en noir et blanc, qui jaunit déjà.

Crab se terre chez lui désormais, ayant enfin achevé la rédaction de ses Mémoires. Ne fait rien. Bouge plus. Bouche cousue. Paupières closes. Prend l'air absent. Il ne faudrait pas qu'il lui arrive quelque chose. Plus maintenant. Le moindre événement remettrait tout en cause. La mort même. Le livre est là, devant lui, sa vie dedans. Rien à ajouter. Fini.

Mais une mouche se pose sur sa joue, et c'est insupportable.

52

A la fin de la représentation, le rideau ne tomba pas, vraisemblablement coincé dans les cintres, et comme les spectateurs attendaient la suite, Crab fut bien obligé de continuer. Il hésita un peu, on crut à un trou de mémoire, et le public indulgent lui fit une ovation. Crab s'inclina et prit le parti de rejouer intégralement la pièce. Il y eut certes quelques sifflets au début, mais le public averti goûtant comme il convenait cette audacieuse métaphore de l'éternel retour du même, sinon satire féroce de nos existences en série exhorta au silence les agitateurs obtus et la seconde représentation fut beaucoup plus applaudie que la première. Mais le rideau ne tomba pas.

A la troisième représentation, le nombre des agitateurs obtus augmenta considérablement tandis que diminuait celui des partisans d'un théâtre enfin libéré des vieilles conventions de la dramaturgie. Crab eut la sagesse de s'arrêter là.

Il improvisa. Il récita des poèmes, puis les plus fameuses tirades du répertoire classique comme elles lui venaient, accolées au petit bonheur, amalgamées, parfois brutalement confrontées – et de toutes ces perruques entassées pêle-mêle, Crab exhumait régulièrement le crâne de Yorick, vieille connaissance facile à placer. Quelques spectateurs offusqués quittèrent ostensiblement le théâtre, mais, dans l'ensemble, cette charge bouffonne de la sacro-sainte culture – pour reprendre l'explication qu'un monsieur assis au premier rang glissa avec sa langue dans une petite oreille perplexe ornée d'un brillant, et répéta ensuite à l'épaule nue qui se haussait – fut très appréciée: le tonnerre ébranla les voûtes, mais le rideau ne tomba pas.

Crab chanta, dansa, égréna des comptines, des prières, énuméra les grandes capitales, les grands fleuves, il étala mince tout son savoir, il compta aussi loin qu'humainement possible, il épuisa les grandes questions morales et philosophiques, il inventa des histoires, il raconta sa vie en commençant par l'enfance de Darwin, il disséqua ses principaux organes… Mais le rideau ne tombait pas.

Alors Crab s'enfonça dans le silence, lentement, inexorablement, verticalement, il s'enfonça et finit par disparaître aux regards du public. Il y eut bien un peu de désarroi du côté des spectateurs, un moment de flottement, d'incompréhension, mais on se rallia bientôt à l'unique hypothèse crédible: une trappe s'était ouverte sous les pieds de Crab, certainement, il y avait une trappe dissimulée sur la scène et, de l'avis commun, cette inhumation symbolique du personnage, remplaçant la chute du rideau ou l'obscurité subite qui signalent traditionnellement la fin d'un spectacle, valait à elle seule le déplacement, elle effaçait d'un coup les longues journées d'ennui qui l'avaient précédée.