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Crab progresse néanmoins, si ses premières tentatives furent maladroites – qu'il détruisit rageusement en lançant de rudes coups de pied dans le vide -, il parvient maintenant à camper une vache irréfutable sur un pré en tout brin semblable à celui qu'il voit de sa fenêtre le matin. Plus tard, le vent retrousse la mousseline légère du rideau sur les fesses de mandrill du crépuscule: Crab se révèle un paysagiste hors ligne, coloriste subtil quoique dépourvu de couleurs, et donc difficile à apprécier comme il conviendrait.

Pour être franc, son travail paraîtrait sans doute encore un peu académique – la vache n'est-elle pas académique en soi, quasiment académicienne, et sa bouse même, académique en fait de merde comme nulle autre.

Mais Crab aujourd'hui se sent enfin maître de son art, assez pour briser les formes bovines qui contiennent le monde, lignes et cercles, cette géométrie de craie, pour l'effacer, pour appuyer jusqu'à l'éblouissement ou éclaircir jusqu'à la transparence les sept couleurs – il faut s'attendre prochainement à de grands changements sur terre, sous l'eau et dans le ciel.

*

– C'est un travail de haute précision, un ouvrage extrêmement délicat, j'ai besoin de solitude.

Ainsi parle le ver à soie qui vit dans l'intestin de Crab.

*

On ne sera plus déçu désormais en ouvrant une moule, on y trouvera bel et bien un œil, gris, bleu, vert ou noisette, cette fameuse surprise du premier regard en revanche sera préservée.

Parce qu'il est idiot, selon Crab, d'enterrer les morts avec leurs deux yeux comme neufs, mais si fragiles, tout en veillant à les dépouiller de leurs bijoux – pierres et métaux nés de la terre qui pourraient y séjourner à nouveau sans dommage -, alors même que l'on céderait avec empressement toute cette pacotille pour garder intact et à jamais vivant le regard amical qu'ils posaient sur nous.

Et parce qu'il est inadmissible, continue Crab, que les moules occupent un tel territoire sans en tirer meilleur parti: elles couvrent nos côtes comme autant de petites chaussures vernies déposées précautionneusement sur les rochers par des poupées qui marchent, mais ne savaient pas nager et ne reviendront jamais de leur tragique baignade – on appelle aujourd'hui méduses leurs jolies jupes multicolores à la dérive. Malheureusement non. Cette illusion ne résiste pas à l'examen. L'autopsie révèle que les moules abritent toutes dans leurs coquilles ce même bonbon mou, ce haricot pourri, cette noix de beurre rance, cette fiente de tortue, une bouchée suspecte et bien vite écœurante, recrachée avec sa minuscule et si vivace étrille.

Saluons donc l'initiative de Crab. Une seule des deux excellentes raisons qu'il invoque plus haut aurait d'ailleurs suffit à nous convaincre de son opportunité. L' œil sera à sa place dans cette coquille bivalve, enté au muscle adducteur, rafraîchi périodiquement par le flot salé, clignant et larmoyant comme aux plus beaux jours. Les parents, les amis n'auront qu'à entrouvrir le précieux coquillage pour se retremper dans le regard clair qui leur donnait vie.

Doit-on inversement reloger les moules dans les orbites vides du cadavre? Cette décision appartiendra aux familles. Crab estime qu'il serait indiscret et malvenu de légiférer sur ce point.

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Serait-il le seul à savoir que les coquillages sont en réalité de niaises babioles folkloriques manufacturées? Un navire marchand qui en transportait une importante cargaison fut jadis coulé par des pirates. La compagnie ruinée cessa toute activité et dut se résoudre à fermer ses ateliers. On oublia l'histoire. Parfois une vague rejette sur la plage quelques-uns de ces coquillages habités par de tendres et peureux mollusques – c'est ainsi qu'on les prend naïvement aujourd'hui pour des productions marines, et non les tasses, les broches, les sifflets ni les dés à coudre du même genre. On, sauf Crab.

7

C'est Crab, l'inventeur de la machine à broyer du noir. Une machine formidablement ingénieuse et efficace, dont quelques semaines de pratique assurent la parfaite maîtrise. Crab a toutes les raisons de s'en montrer fier. Cependant l'Institut national de la propriété industrielle refuse de lui délivrer un brevet, considérant que son invention ne diffère en rien de la classique machine à écrire.

D'une manière générale, les contributions de Crab à la science ne suscitent pas l'intérêt qu'elles mériteraient, tel encore ce vernis invisible uniformément appliqué sur les miroirs, grâce auquel votre visage réfléchi s'épanouira d'orgueil et de satisfaction quelles que soient l'estime que vous vous portez et la figure que vous faites réellement, en sorte que vous aurez chaque matin l'air agréablement surpris d'être vous-même.

Mais Crab pourrait multiplier les exemples.

Son projet de cosmogonie révolutionnaire – car nous n'allons quand même pas rester éternellement sphériques, n'est-ce pas? -, eh bien ce projet grandiose est fraîchement accueilli par les autorités scientifiques.

Et pourquoi, sinon parce que ces messieurs crèvent de jalousie?

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Ainsi, le prix Nobel de physique a été décerné au professeur Y. pour ses remarquables travaux sur la désintégration fulgurante, tandis que Crab doit se contenter cette année encore du prix Nobel de la paix, ayant dérobé puis détruit les plans de la terrible invention du professeur Y.

Crab entreprend de dessiner les hirondelles, une à une, toutes. Sinon qui s'en chargera? La difficulté tient – à leur nombre, bien sûr, mais cela est affaire de patience, de persévérance, il n'en manque pas -, tient davantage au risque de dessiner deux fois la même hirondelle. Par chance, Crab jouit d'une excellente mémoire. Il fait aussi très attention. Quand meurt une hirondelle, il brûle le dessin qui la représentait – ce vieux document désormais inutile.

*

On le sait, Crab est modestement ambitieux. Quand il aura verni les baleines, il s'estimera satisfait. Quand il aura donné à la tortue les ailes du faucon, au faucon les cuisses élastiques de la grenouille, à la grenouille la roue du paon, au paon les bois du cerf, au cerf les pattes du cygne, au cygne la queue du lion, au lion la crête du coq, au coq les yeux du hibou, au hibou les nageoires du saumon, et au saumon la carapace de la tortue, quand il aura redressé les torts, Crab s'estimera satisfait.

Mais pas avant.

Puis il faudra songer à revernir les baleines.

Crab milite pour l'abolition des privilèges, pour la mise en commun des dons reçus à la naissance et leur redistribution équitable. Les mêmes armes pour tout le monde, le même équipement au départ, le même matériel de base, libre ensuite à chacun d'en disposer à sa guise, de développer ses goûts et dégoûts particuliers, de s'abandonner sans retenue aux penchants de sa nature – qui le feront ours ou moustique, ou hippocampe.

Et si le moineau ne profite pas de son petit moteur intégré pour suivre les hirondelles, on saura qu'il ne déteste pas sautiller dans la neige. Et si la taupe douée d'un regard perçant ne se nourrit plus que de cerises et de raisin, on saura qu'elle se forçait auparavant à avaler les larves, qu'elle surmontait sa répugnance pour ne pas mourir de faim. Et si l'homme, malgré sa langue bifide, continue à embrasser la femme, malgré ses canines acérées, on aura confirmation que l'amour peut se passer de la douceur.