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Il y a maintenant assez de feu sur la Terre pour faire d'elle un soleil, propose encore Crab.

9

Cette frénésie soudaine qui s'empare de Crab et le précipite au piano où il constate alors, une fois de plus, que la virtuosité de ses doigts lui permet de soulever avec un réel brio le couvercle laqué du clavier, mais que le concert finit là, sèchement. Crab se penche pourtant sur le trésor révélé, brûlant de convoitise, il tend la main et rafle une pleine poignée de bijoux précieux, ivoire et ébène, qui s'effritent aussitôt dans sa main, éteints, dévalués, tels l'émeraude et le louis d'or qui scintillent dans l'eau à vos pieds et se transforment sous l'action corrosive de l'air marin en tesson et capsule de canette, c'était trop beau. Relâchés, cependant, ils retrouvent sous l'eau tout leur éclat – et de même, à peine Crab ôte-t-il ses doigts du clavier que les plaies se referment et que le silence se rétablit miraculeusement, ce qui tient en effet du prodige, et plus encore quand on sait que les thaumaturges patentés procèdent tout au contraire par imposition des mains.

Mais Crab ne peut toucher à la musique, elle lui échappe, elle coule entre ses doigts, elle durcit dans sa bouche, ses improvisations au violon et à la clarinette n'ont pas eu davantage de succès que ses pièces pour piano – le ciel s'entrouvre, voici l'averse promise qui fera mûrir les tomates, et Crab qui a remplacé les ardoises de son toit par des lames de xylophone s'attire maintenant les foudres du voisinage.

Aussi a-t-il sagement résolu d'abandonner ces instruments traditionnels et d'en fabriquer de nouveaux, à son usage, mieux adaptés à sa main, à ses dons particuliers. Il utilisera la pierre, l'éponge, des pattes de langoustes et d'autruches, des becs de calaos, des vessies de cachalots, des cartilages de raies, des squelettes entiers de girafes. Il en tirera de nouveaux sons, nouvelles notes, une gamme comme une jeune anguille, une musique rafraîchie. Pas immédiatement, on s'en doute, dès qu'il saura en jouer. Après tout, le premier facteur d'orgues ne pouvait qu'ignorer lui aussi la pratique de l'orgue. Et comment le premier luthier aurait-il su jouer du luth, n'ayant jamais de sa vie vu un luth, tenu un luth avant celui-ci, flambant neuf, issu de ses propres mains, étrange et bel objet, ce premier luth qu'il traita d'abord comme un tambour, par inexpérience, sur lequel il apprit ensuite à former des accords, patiemment, et qu'il ne maîtrisa tout à fait que de longues années plus tard?

Si chacun en passant frappe sur le même piano, le dernier arrivé ne tirera plus de lui que des plaintes aiguës et des phrases sans suite, il n'y a là rien de surprenant. Chacun doit se forger son instrument, n'est pas le premier à proclamer Crab. C'est la conclusion de tout ça.

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Crab était aussi un médiocre flûtiste. Il prit des leçons chez les meilleurs maîtres. Il usa ses dix doigts, phalange après phalange – ainsi finira cul-de-jatte le coureur qui s'entraîne sur une piste d'émeri. Crab persévéra. La flûte ne quittait pas sa bouche, le moindre de ses soupirs y passait, rauque tout du long, son souffle embarrassé de bout en bout, sitôt dehors y retournant, bravement, avec son train de wagonnets poussif, grinçant, cachotant, dès le départ mal engagé. Ses efforts ne furent pas récompensés. Crab demeura un flûtiste médiocre jusqu'au jour où le miracle se produisit, enfin, le déclic tant attendu. Un rossignol vint se percher sur sa flûte et chanta.

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Néanmoins, Crab ne manque pas d'oreille. Ce n'est pas lui qui confondrait ce silence pesant, imposant, qui émane de l'éléphant mort avec certaine vibration de l'air indiquant la présence dans les feuillages alentour d'un oiseau qui ne chante pas. Et cet oiseau, Crab peut vous le nommer.

Sa longue pratique de la méditation solitaire lui aura au moins appris à distinguer toutes les qualités de silence qu'une oreille non exercée considère du même air stupide. Il existe donc – entre autres – un silence à cordes, un silence à vent, un silence de percussion, qui ne se ressemblent pas davantage que les instruments mêmement nommés, s'il arrive aussi que leurs harmonies se mêlent dans un silence symphonique où alternent des mouvements lents et graves, ou martiaux, et de petites phrases sautillantes, de soyeuses arabesques, jouant ainsi sur des thèmes et des rythmes divers afin d'exprimer toute la complexité de la situation, quelle que soit d'ailleurs la situation.

(Crab n'oublie pas pour autant cette variété de silence qui tient plutôt de la farine ou de la suie.)

Il devine tout de suite, au grain particulier de tel silence, au cristal unique de tel autre, et sans se tromper jamais, par quoi ou par qui ils seront finalement rompus. D'après leur poids, leur densité, leur profondeur ou épaisseur, en fonction de l'étendue et de la nature du terrain qu'ils couvrent, Crab calcule avec une grande précision la durée de ces silences, vraiment à la seconde près, grâce à quoi il peut fuir le bruit avant même qu'il n'éclate et se réfugier ailleurs, glissant ainsi de place en place, à peine arrivé déjà sur le départ, sans possibilité de retenir le silence et encore moins de le produire puisque – tout comme la nuit des paupières comprend un phare et une double rangée de réverbères – la cire ou le coton, autant se boucher les oreilles avec deux frelons.

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Mais un chien d'aveugle serait bien utile à Crab, tant est faible son odorat.

10

Un dimanche, sous les arcades d'une place voisine de son domicile, Crab rencontra le bonheur incarné en la personne d'un trompettiste de jazz. Certes, il lui était déjà arrivé auparavant de surprendre des expressions réjouies, un même sourire flottant sur deux visages, et quatre yeux comme les quatre fenêtres éclairées d'une chambre à coucher donnant sur la rue où il errait tristement. Mais le couple suivant n'affichait que sa morosité partagée, un homme et une femme plus avancés que les précédents en âge et en amour, ne formant toujours qu'un seul être cependant, à l'instar du train de devant et du train de derrière d'un ruminant – et celui-là n'en finirait sûrement jamais de remâcher la paille de son cachot pavillonnaire.

Il n'y a pas deux manières d'être heureux sur cette Terre. Crab en prit soudain conscience. Il faut être trompettiste de jazz.

Dans l'état actuel de la situation, tout homme soucieux de bonheur devait susprendre là ses activités pour emboucher une trompette, l'instrument qui fait tourner le vent du désastre et change le souffle d'un seul en vivats jaillis des mille poitrines d'une foule en liesse.

Ce dimanche-là, sous les arcades, Crab avait pensé que oui, peut-être, il existerait une possibilité de bonheur pour le monde si l'exemple de ce glorieux musicien était unanimement suivi, qui aspirait par le nez l'air ambiant saturé d'infections, de gaz d'échappement, de virus, d'idées noires, et le remettait en circulation purifié de tous ces miasmes, frais comme le premier printemps de la Terre avant l'éclosion des marguerites méphitiques, ou comme le premier gardon avant qu'il ne commence à puer le poisson, un air léger, vibrant, et la perspective tremblait jusqu'au plus lointain, et même les robustes piliers des arcades frissonnèrent au lieu de hausser les épaules comme ils font d'habitude, systématiquement, quand l'homme paraît.

Fournir à chacun une trompette, la distribution poserait certainement des problèmes, mais ceux-là on pourrait les surmonter, encore fallait-il savoir en jouer, de la trompette, ça ne s'improvise pas, du moins pas avant de savoir en jouer, où trouverait-on les professeurs? suffisamment de professeurs? et quand bien même on les trouverait, suffisamment de professeurs résolus, imagine-t-on six ou sept milliards de trompettistes débutants soufflant ensemble dans leurs instruments? voici que la Lune en chute libre fait à son tour le voyage vers la Terre et que les fleuves affolés conduisent les océans aux ruisseaux.