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Au demeurant, le musicien avait terminé son morceau et déposé sa trompette dans l'étui ouvert devant lui après en avoir retiré la monnaie, de cuivre elle aussi, dont quelques mélomanes pressés s'étaient soulagés en passant et qu'il comptait maintenant, l'air sombre, le visage creusé, méconnaissable, on ne peut pas non plus jouer de la trompette vingt-quatre heures par jour. Le projet initial de Crab s'effondrait, mais l'idée qui l'avait inspiré restait valable. On se passerait de trompette, voilà tout.

L'homme lui-même exhalerait la joie de vivre. Il suffisait de modifier à cet effet son appareil respiratoire inadéquat. Et Crab se mit à dessiner des plans, successivement plusieurs schémas en coupe des principaux organes de la respiration, multipliant sur le papier les opérations délicates, nouant et dénouant la trachée artère, transplantant les bronches, élargissant ou comprimant les poumons – et le sang ne tenait plus aucun rôle dans cette affaire, le sang de ses aïeux dont Crab se sent dépositaire et garant autant que de leur urine volatilisée, le sang qui prend toujours parti pour l'assassin, le sang suivi de près par les larmes. Il dévia, obstrua, aboucha des canaux, il réduisit sensiblement et perfectionna l'appareil respiratoire, en sorte que les vapeurs toxiques inhalées n'agresseront plus l'organisme désormais, au contraire, seront traitées, filtrées, assainies, expirées enfin et rendues au ciel bleu, l'ivresse des sommets roulera dans la vallée, gagnera les rues étroites, les chambres confinées, les sous-sols, l'atmosphère revivifiée donnera spontanément naissance aux colibris.

Des petits progrès de ce genre, conclut Crab, et voyez comme aussitôt tout change.

*

Quand le sang lui monte à la tête, Crab retire ses bottes, plus besoin.

11

Appelez ça prescience ou intuition, Crab acquit très tôt la certitude qu'il était destiné à jouer un grand rôle dans l'Histoire, en dépit de sa naissance obscure, de ses piètres aptitudes intellectuelles, de la débilité de sa constitution physique et de la laideur quotidiennement confirmée de son visage. Il s'efforça donc de se montrer dès l'enfance à la hauteur de son glorieux avenir.

Son premier soin fut de se bâtir un piédestal de bois, facilement démontable et transportable, sur lequel il se juchait non sans émotion, sitôt achevé son ronflant discours inaugural, en tout lieu qui lui paraissait digne de cet honneur. Et il demeurait là plusieurs heures, immobile, figé dans une posture avantageuse.

L'éclat de son futur prestige illumina ainsi de nombreux squares déserts et désolés, des carrefours pluvieux, des promontoires, des places publiques. Comme il ignorait encore quelles prouesses ou quels mérites exceptionnels lui gagneraient – cela seul était sûr – l'admiration et la reconnaissance de tous, Crab variait ses attitudes. On le surprenait en empereur, chevauchant sa chaise comme s'il siégeait sur un cheval, défiant l'horizon qui s'aplatissait, d'avance annexé et conquis. Puis il se drapait dans une toge (n'importe quel drap), ceignait son front de feuillages et prenait un air pensif. Il arrachait ensuite une feuille de vigne à sa couronne de lauriers (du liseron, en réalité) et, dévêtu, muscles bandés, il s'érigeait péniblement en discobole (mais fiévreux le lendemain, et trop courbaturé pour défendre ses chances dans le stade olympique). Souvent aussi, Crab se plantait au bord d'une route, les bras en croix, inclinant légèrement une tête épineuse (car le liseron proliférait dans le jardin mal entretenu par son père) et le visage empreint d'une infinie miséricorde.

Plus tard, sans pour autant renoncer à la statuaire, Crab eut l'idée de faciliter la tâche des historiens et autres pèlerins à venir en laissant une trace de son passage partout où il séjournerait. Il orna d'abord le portail de sa maison natale d'une plaque commémorative, et par la suite il en posa de même sur les façades des hôtels où il passait la nuit, afin d'immortaliser l'événement – et l'hôtelier avait une deuxième surprise, après son départ, lorsqu'il montait nettoyer sa chambre et découvrait qu'une tresse de velours rouge en interdisait dorénavant l'accès, un écriteau explicite priant les visiteurs de ne toucher à rien. Les écoles et les hôpitaux fréquentés par Crab reçurent son buste, avec consigne de le placer en évidence dans le hall d'accueil.

Voici donc révélée l'origine de ces statues qui se dressent encore, innombrables, à chaque coin de rue ou d'allée, en rase campagne même et jusque dans les villages reculés d'où jamais personne n'est sorti, ces statues dont nul ne devine qu'elles représentent Crab en personne, mort dans l'anonymat depuis de longues années. Voici donc quel était ce parfait inconnu dont le nom s'affiche en lettres d'or indélébiles sur les façades des vieux immeubles – alors les passants s'imaginent qu'il fut roi et regrettent entre eux l'époque bienheureuse de son règne sans histoire -, ou musicien – et la musique, disent-ils, c'était quelque chose en ce temps-là -, ou poète – et que resterait-il de notre littérature sans ses vers admirables? -, ou peintre – le dernier grand -, ou savant – et quelle science! – ou révolutionnaire – si seulement on l'avait écouté -, ou préfet – qui se souciait moins de sa carrière que de la vie quotidienne des braves gens -, ou héros national – et des types de cette trempe, allez, on en aurait bien besoin aujourd'hui.

*

Crab a laissé son nom dans l'Histoire, c'est un fait. Mais quand exactement, mystère.

12

Le biographe de Crab entreprenait là un travail de longue haleine. Il le savait d'ailleurs, il savait à quoi il s'engageait. Ce livre allait l'occuper au moins pendant cinq ans, peut-être plus. Mais il n'existait aucune biographie de Crab – pas un portrait, pas une étude, pas le moindre ouvrage -, cette lacune devait impérativement être comblée. Ce serait donc une biographie complète, exhaustive, qui ne laisserait rien dans l'ombre ni rien au hasard et s'efforcerait à l'objectivité.

Il convenait pour commencer de réunir documents, témoignages, tous les éléments du puzzle. Il y aurait bien des lieux à visiter, la maison natale de Crab, le théâtre de son enfance – ce théâtre de marionnettes mues par de grandes mains lourdes -, et la campagne environnante, puis une éventuelle nourrice à retrouver ou, plus vraisemblablement, un éventuel frère de lait, d'éventuels professeurs survivants, d'anciens camarades d'école et compagnons d'armes, la famille dispersée, les amis de la famille, les voisins, la première femme de sa vie – une fillette octogénaire – puis les suivantes jusqu'à la dernière en date. Le biographe espérait parvenir aussi à reconstituer la bibliothèque paternelle, au moins le rayon inaccessible. Il réclamerait aux diverses administrations – hospitalière, scolaire, militaire, pénitentiaire, entre autres – tous les dossiers concernant Crab. Il collecterait ensuite sa correspondance éparse. Puis il partirait sur ses traces, il suivrait son itinéraire à travers le monde afin de s'imprégner lui-même de ces paysages, de ces ambiances, il parcourrait à sa suite les déserts, les océans, les villes lointaines, les sentiers alpestres, il chausserait sa foulée, il mettrait ses pas dans les siens. Cette enquête préalable durerait, oui, au moins cinq ans, mais ainsi sa biographie de Crab, solidement étayée, fidèle jusque dans le détail des nuits, inattaquable, deviendrait l'ouvrage de référence qui nous fait aujourd'hui si cruellement défaut.