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Crab devait mourir de son cancer. Les médecins lui donnaient deux mois. Lorsqu'il fut écrasé par un autobus. Il n'y a vraiment pas moyen de faire des projets sur cette Terre.

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Or il paraît que Crab n'est pas le plus malheureux des hommes.

20

Ne soyez pas surpris si vous voyez un jour Crab se diriger vers vous d'un pas résolu, sans courir cependant ni claquer des talons, plutôt lentement, et même précautionneusement, comme s'il traversait un étang gelé, sans regarder ses pieds pourtant ni tâter le terrain du bout de son soulier, au contraire, d'une foulée régulière et très assurée, comme s'il marchait sur de l'herbe ou sur un tapis moelleux, sans s'y enfoncer pourtant, au contraire, avec une certaine hâte perceptible quoique ralentie au prix d'un gros effort de volonté, non moins visible, comme s'attarde sur des charbons ardents le fakir qui entend tinter les piécettes autour de lui et finit par s'imaginer à la lueur des braises qu'il roule réellement sur l'or – ne soyez pas surpris si Crab, arrivé enfin à votre hauteur, vous dévisage d'un air pensif, sans insistance néanmoins ni provocation, au contraire, plutôt discrètement, à la dérobée, comme s'il attendait de vous un signe, une réaction quelconque, afin de savoir exactement à quoi s’en tentr sur votre compte, sans vous questionner cependant ni chercher à capter votre attention, au contraire, s'enfuyant si par hasard vous lui adressez la parole ou si vous plantez votre regard dans le sien, mais demeurant là tant que vous ne dites rien, tant que vous ne bougez pas le petit doigt ni ne faites un geste qui puisse l'effaroucher, tant que vous paraissez indifférent, distrait, lointain, voire dédaigneux, et que vous semblez même ne pas remarquer sa présence, ou vous en moquer – ne soyez pas surpris si Crab enfin vous ferme délicatement les yeux, il a de bonnes raisons de croire que vous êtes mort.

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Crab, de prime abord, ne ressemble guère à un assassin, ce jeune artiste gracile, on l'imaginerait plutôt enclin à la pitié, au pardon. C'est méconnaître certaines de ses qualités. Dix doigts de pianiste font deux mains d'étrangleur. Crab ne se laissera pas humilier éternellement sans réagir.

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Crab voudrait frapper lui aussi – donner son coup de sabre -, mais il n'en a pas le loisir, l'urgence est toujours de parer ceux qu'on lui porte.

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En fait, on reproche surtout à Crab d'avoir trop fréquenté sa mère – cette vilaine femme – durant son enfance.

21

Crab a passé une bonne partie de son enfance à longer des couloirs, ainsi nommés abusivement comme s'ils ondoyaient jusqu'à la mer, bordés de saules, de peupliers, de trembles, conduisant plutôt en droite ligne à d'autres couloirs aussi peu coulants, car tous les couloirs du monde se tiennent par le coude, formant un réseau dallé ou carrelé sans issue qui dessert ponctuellement les salles de classe, le dortoir, le réfectoire, et trop rarement l'infirmerie calme et propre où il fait bon souffrir un peu.

Chose étrange, à chaque fois qu'il tente de se reporter à cette époque surpeuplée de petits garçons courant les uns après les autres, parmi lesquels il cherche le sien, celui qu'il fut, avec pour seul indice une photo ratée, floue, tremblée, comme produite par un pinceau maladroit – pour seul indice, car il ne garde aucun souvenir de la tête qu'il faisait à cet âge où le chic consiste plutôt à embuer ou traverser les miroirs -, à chaque fois qu'il se penche sur ces enfants et que tour à tour il les dévisage – sa photo dans une main, l'autre pinçant un menton pointu qui s'avère n'être jamais le sien -, à chaque fois, Crab commence par croire qu'il s'est trompé d'école et s'en retourne, déçu, inquiet pour le petit, à ce point préoccupé qu'il passe sans la voir devant l'unique sortie de l'établissement et s'engage et s'enfonce dans son labyrinthe inextricable (pour employer un adjectif lui-même définitivement pris au piège).

Il est bel et bien perdu quand il s'aperçoit de sa distraction. Comment quitter cet endroit? Il veut revenir sur ses pas, ne réussit qu'à brouiller complètement sa piste. Il ne reconnaît rien. Seule l'angoisse lui est familière et se montre telle, un peu trop. Longue étreinte. Il fouille ses poches, en retire une cigarette sans filtre, roulée à la perfection, douce et lisse, compacte, qu'il porte machinalement à ses lèvres, mais n'allume pas.

Voici qu'un enfant apparaît au bout du couloir et marche dans sa direction, les yeux baissés, rasant le mur (mais en rêvant au sens magique que prenait cette formule dans la bouche du baron Haussmann), d'un pas de plus en plus hésitant – et cet homme qui le regardait approcher en suçant un bâton de craie l'arrête pour lui demander d'une voix pâteuse comment rejoindre la sortie.

– Je n'en sais rien, répond Crab. Justement, je la cherche. Soyez gentil de me lâcher. Vous me tordez le menton. Cette sale manie que vous avez tous. Cette sale nostalgie pédéraste. Des types dans votre genre, j'en croise chaque jour deux ou trois. Plus tard, je porterai une barbe pouilleuse et je ne remettrai jamais les pieds ici. Vous n'auriez pas une vraie cigarette pour moi?

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Crab mourra dans son œuf.

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Les grands-mères des autres sont horribles à voir, constate Crab, une fois de plus, en traversant les longues salles surpeuplées de l'hospice, un bouquet à la main, aussi marche-t-il vite, sans trop regarder autour de lui, jusqu'au fauteuil où il sait la trouver, alors plonge et soulève et serre à l'étouffer et couvre de baisers une forme de sorcière momifiée et qui pue et qui pique et cligne et bave, la délicieuse vieille dame étrangement belle, qui perd ses cheveux par touffes, des cheveux jaunes, sa grand-mère d'autrefois toujours vive.

22

Crab mourait d'ennui. Les voyages, les spectacles, rien ne parvenait à le distraire. Les drogues stimulantes prescrites par ses médecins restaient sans effet. Il cessa de se nourrir. Mâcher, ça va une fois, ça devient aussitôt ennuyeux. Ses forces déclinèrent.

Si le nageur qui renonce à nager coule à pic, pensait Crab, la terre va s'ouvrir sous mes pieds, j'abandonne. C'est ainsi qu'il faudrait mourir, le sol se dérobe et notre corps trop las pour continuer est enseveli debout, planté là sans autre forme de cérémonie, tandis que déjà le calme revient à la surface et que disparaît sous les herbes toute trace de cette rapide sépulture.

Mais Crab n'était pas davantage curieux de la mort. La perspective de la vie éternelle n'est pas faite pour réjouir celui que chaque seconde accable. Quant au néant que d'autres lui promettaient, il ne l'attirait pas non plus – qu'a-t-il de moins à offrir que le vide? Or du vide, Crab en avait le crâne enflé et l'estomac rétréci.

Il dut s'aliter. Convoqués une nouvelle fois, les médecins ne purent que confirmer leur vain diagnostic. Crab mourait d'ennui. Leur science était impuissante.

Alors quelqu'un eut l'idée d'appeler à son chevet un maître horloger, qui le sauva.

Cependant, Crab ne guérira jamais tout à fait. Sans atteindre le degré de gravité de la première crise, les rechutes sont fréquentes. L'ennui le réveille encore parfois au milieu de la nuit.

Crab réagit. il sort de son lit, met de la musique, se sert à boire, prend un livre, allume sa pipe – et l'ennui lui avance un fauteuil profond. Crab s'en extrait avec peine.

Il grimpe dans son atelier. Du solide, l'ennui, trois dimensions, de la matière brute, un sculpteur en ferait quelque chose – mais à quoi bon? soupire Crab, et il lâche ses outils.