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— Taisez-vous !

Il avait crié cela comme autrefois. Des gouttes de sueur perlaient à son front. « Pourvu que Marcellin ne tarde pas trop ! Il ne faut plus jamais qu’il me laisse seul. Chaque fois qu’il me laisse seul, cela recommence ! »

Il regarda le réveille-matin posé sur le buffet : neuf heures. « Il sera encore à l’auberge du Midi, chez la Pierrette, cette grande bringue qui rit fort en ouvrant la bouche et regarde droit dans les yeux. Elle a un mari, et c’est comme si elle était fille. Il la laisse tout faire pour avoir le client. Et Marcellin perd la tête, avec elle. Ils boivent ensemble, ils couchent ensemble. Et, quand il est parti, elle boit et elle couche avec d’autres. Chacun le sait. Mais Marcellin s’en moque. Il se moque de tout. Il ne craint ni Dieu ni le diable. La femme d’autrui, le bien d’autrui, pour lui cela ne compte guère. Il prend son profit où il le trouve. Sans souci du mari ou du gendarme. Il braconne. Il a toujours braconné. C’est sa vie. Pourtant, il n’est pas mauvais garçon. Simplement, sa conscience est en sommeil. Si je le rendais heureux, il serait meilleur. Je suis son frère. et je ne sais pas le rendre heureux… » Le vantail gémit, comme si une main se fût appuyée contre les planches. Isaïe frissonna, murmura : « Qui est là ? » Puis, il ouvrit la porte.

Une clameur furieuse le frappa au visage. Dès le seuil, le monde se décrochait. Isaïe était au bord d’un trou noir. Venues des cimes invisibles, les rafales piquaient droit sur le hameau. Tantôt grave, tantôt aiguë, la voix de l’ouragan s’amplifiait de tous les échos de la montagne. Le dos collé au mur, Isaïe tendait l’oreille, écarquillait les yeux. Une pierre glissa du toit et tomba sur le sol à deux pas de lui. Jadis, il n’avait pas peur de la bourrasque. Il vivait en bonne intelligence avec les nuages, les rochers, la neige, les séracs. Entre lui et le pays d’en haut existait une alliance d’amour et de sécurité. Mais, un jour, le pays d’en haut lui avait retiré sa confiance. On l’avait assez vu sur les pentes, avec son sac et son piolet. Il savait trop de choses. Le vent se tut pour reprendre haleine. Un silence d’angoisse pesa sur le monde. La nuit parut s’épaissir, se figer. Et le chant funèbre recommença, mais en sourdine. Isaïe huma dans l’air une douceur, une pureté, annonciatrices de la neige. Toutes ces vilaines morts, coup sur coup ! Il n’avait pas compris l’avertissement. Il s’était buté, comme un lutteur orgueilleux, qui refuse d’accepter sa défaite. Et, pour la troisième fois, le sort s’était prononcé contre lui. Il hurla :

— Marcellin ! Oho ! Marcellin !

Personne ne répondit. La nuit était vide. Isaïe rentra dans la maison. La troisième fois. Il y avait bien des années de cela, bien des années… La date exacte ? Il ne s’en souvenait plus. Encore une croix noire sur une page d’almanach. Et le nom du monsieur, à côté. Comment s’appelait-il, ce monsieur ? « Godin ?… Godot ?… Il faudrait voir… » Pour résister à l’attirance, il s’assit sur le banc et tourna le dos à la planchette chargée de livres. « Bientôt, Marcellin viendra et j’oublierai tout. » N’était-ce pas une voix sur la route ? Non, un dernier soupir du vent. Dans la montagne, ce jour-là, il n’y avait pas de vent. Le corps coincé de biais dans une fissure. À main gauche, le vide. À main droite, la muraille chauffée par un soleil doux et jaune. Le monsieur est en bas, logé dans un creux, comme un saint dans sa niche. Isaïe grimpe sans effort, palpant le roc, cherchant des encoches pour ses pieds, pour ses mains. Cinq mètres plus haut, se trouve le surplomb qu’il compte utiliser pour se rétablir, assurer le client et l’amener prudemment jusqu’à lui. La lueur de la lampe baissait par saccades. Bientôt, elle ne serait plus qu’un point rouge dans les ténèbres. Sur la crête, le soleil fait fondre la neige et libère les plaques de verglas longtemps retenues par le gel de la nuit. L’oreille perçoit un bruissement d’étoffe soyeuse. Une lame vitrifiée, mince comme un couteau, siffle en passant devant le visage d’Isaïe. Puis, une autre. Instinctivement, il enfonce sa tête dans l’anfractuosité noire, humide. Un petit choc à la tempe. Ça ne fait même pas mal. Une éraflure. La chute des glaçons s’est arrêtée. « Quel est ce bruit ? » Un mouton bêlait dans l’écurie. C’était la tourmente qui le navrait. Isaïe voulut se lever pour rendre visite à ses bêtes. Mais il ne pouvait pas bouger. Il était ailleurs. Avec le monsieur. Les souliers raclent la roche. Isaïe se hausse d’une prise à l’autre, les genoux tremblants, les mains faibles. Du sang coule sur sa joue. Un voile danse devant ses yeux. À cause d’une blessure infime. C’est trop bête ! Non ! Non ! La montagne oscille, se cabre, le repousse. Il perd l’équilibre. Ses ongles griffent le granit. Le voici seul dans l’espace, comme un oiseau, comme une pierre. Il voit le monsieur qui ouvre la bouche, avance les bras. Et, soudain, ils sont deux à dégringoler, cordes mêlées, cul par-dessus tête, dans l’abime. Follement, Isaïe projette ses mains vers la pente et ne saisit rien. Ses tympans vibrent. Son cœur cesse de battre. Entre ses jambes écartées s’inscrit la terrifiante vision du glacier qui, quatre cents mètres plus bas, étale sa longue peau de serpent mort. D’une seconde à l’autre, ce sera l’écrasement final. Non. La montagne bombe le ventre et avance un tablier blanc. Couloir enneigé. Glissade. Nuit noire. La lampe venait de s’éteindre. Isaïe se leva, marcha à tâtons vers le buffet, prit une bougie dans le tiroir et la planta dans le goulot d’une bouteille vide. Puis, il frotta une allumette soufrée contre son talon et l’approcha de la mèche. Un courant d’air, glissant sous la porte, couchait la flamme, déplaçait les ombres sur les murs. Isaïe revint à la table, posa le lumignon devant lui et, assis, les coudes aux genoux, la tête dans les mains, se laissa envahir par un désespoir tranquille. La caravane de secours les découvrit le lendemain matin, effondrés, côte à côte, sur un névé qui avait amorti le choc. Le monsieur, la colonne vertébrale brisée, mourut à l’hôpital, sans avoir repris connaissance. Isaïe souffrait d’une fracture du crâne et de nombreuses contusions internes. Trois opérations. Six mois de convalescence. Lorsqu’il retourna au hameau des Vieux-Garçons, il était un homme diminué et meurtri. La guerre. Marcellin prisonnier. Lui, on l’avait réformé, à cause de sa blessure. « Profite de l’aubaine, lui avait dit Joseph, reprends ton métier, on manque de guides, à cette heure. » Isaïe n’avait pas voulu. Il savait que le jugement de la montagne était sans appel. Marqué par le mauvais sort, il devait se contenter de vivre au niveau des maisons et des pâturages. En vérité, il ne souffrait pas trop de cette déchéance. Avec le temps, l’envie même de monter là-haut lui avait passé. Marcellin, à son retour de captivité, avait approuvé la résignation de son frère. « Au fond, il n’avait pas le goût de la montagne, Marcellin. Il me servait de porteur, parce que je l’obligeais à me suivre. Mais, quand il a compris que je n’étais plus bon à rien, ça a été pour lui comme un soulagement… » Un silence de réflexion avait succédé à la bourrasque. La flamme de la bougie brûlait droite, et on entendait grésiller la mèche. De toutes ses forces, Isaïe souhaita que Marcellin poussât la porte, franchît le seuil et dit : « Comment ça va, là-dedans ? » Autrefois, Isaïe seul commandait dans la maison. Maintenant, il avait plus besoin de Marcellin, que Marcellin n’avait besoin de lui. C’était normal. « Faites qu’il vienne vite ! Même s’il n’a pas trouvé de travail, qu’il s’est querellé avec la Pierrette et qu’il est tout endêvé… » Des rats trottinaient dans la grange. Isaïe leva les yeux vers la poutre maîtresse. Une inscription était gravée dans le bois : laque Vaudagne a fait bâtir en l’an 1853. Dieu soit béni. » Il répéta, à voix basse :