— Alors !...
Lukos abaissa le commutateur de démarrage. La bobine sembla faire un quart de tour, mais elle était déjà vide et l’imprimante cliquetait. Lukos tendit la main et détacha la feuille sut laquelle la Traductrice venait de livrer, en une micro-seconde, la traduction du mystère.
Il y jeta un coup d’œil tandis que Simon la lui arrachait des mains.
Simon lut la traduction française. Consterné, il regarda Lukos qui hocha la tête. Il avait eu, lui, le temps de lire l’albanais, l’anglais, l’allemand et l’arabe...
Il reprit la feuille et lut la suite. C’était la même chose. La même absurdité en 17 langues. Ça n’avait pas plus de sens en espagnol qu’en russe ou en chinois. En français, cela donnait :
DE MANGE MACHINE
Simon n’avait plus la force de parler à voix haute.
— Vos cerveaux... dit-il – sa voix était presque un murmure – vos grands cerveaux... de la merde...
La tête basse, le dos rond, il traîna ses pieds vers le mur le plus proche, s’agenouilla, s’allongea, tourna le dos à la lumière et s’endormit, le nez dans l’encoignure d’aluminium.
Il dormit neuf minutes. Il s’éveilla brusquement et se leva en criant :
— Lukos !...
Lukos était là, en train d’injecter dans la Traductrice des morceaux du texte trouvé dans l’objet-à-lire, et d’en déchiffrer les traductions livrées par l’imprimante.
C’étaient des morceaux d’une histoire au style surprenant, se déroulant dans un monde si étranger qu’il paraissait fantastique.
— Lukos ! dit Simon, est-ce que nous avons fait tout ça pour rien ?
— Non, dit Lukos, regardez...
Il lui tendit les feuilles imprimées.
— C’est du texte, ce n’est pas du galimatias ! Le Cerveau n’était pas idiot, ni moi non plus. Il a bien compris la langue, et ma Traductrice l’a bien assimilée. Vous voyez, elle traduit... Fidèlement... exactement... de mange machine.
— De mange machine...
— Ça veut dire quelque chose !... Elle a traduit des mots qui signifiaient quelque chose !... Nous ne comprenons pas parce que c’est nous qui sommes idiots !
— Je crois... je crois... dit Simon. Ecoute...
Il se mit tout à coup, dans l’espoir qui renaissait, à le tutoyer comme un frère...
— Tu peux brancher cette langue sur une de tes longueurs d’onde ?
— Je n’en ai pas de libre...
— Libères-en une ! Supprime une langue !
— Laquelle ?
— N’importe ! Le coréen, le tchèque, le soudanais, le français !
— Ils seront furieux !
— Tant pis, tant pis, TANT PIS pour leur fureur ! Tu crois que c’est le moment de s’en faire pour une fureur nationale ?
— Ionescu !
— Quoi ?
— Ionescu !... Il est mort... Il était le seul à parler roumain ! Je supprime le roumain et je prends sa longueur d’onde.
Lukos se leva, son siège d’acier gémit de bonheur.
— Allô !
Le géant turc criait dans un interphone, à mi-cloison :
— Allô Haka !... Tu dors, nom de Dieu !
Il rugit et se mit à l’insulter en turc.
Une voix ensommeillée répondit. Lukos lui donna des instructions en anglais, puis se tourna vers Simon.
— Dans deux minutes c’est fait...
Simon se précipitait vers la porte.
— Attends ! dit Lukos.
Il ouvrit un placard, prit dans un casier un micro-émetteur et un écouteur d’oreille aux couleurs roumaines et les tendit à Simon.
— Tiens, pour elle...
Simon prit les deux instruments minuscules.
— Fais attention, dit-il, que ta sacrée machine ne se mette pas à lui hurler dans le tympan !
— Je te promets, dit Lukos. Je surveillerai... Une douceur... rien qu’une douceur...
Il prit dans ses mains dures comme des briques articulées les deux mains de celui qui était devenu son ami pendant ces heures communes de monstrueux effort, et les serra doucement.
— Je te promets... Vas-y.
Quelques minutes plus tard, Simon entrait dans la chambre d’Eléa, après avoir alerté Lebeau, qui alertait à son tour Hoover et Léonova.
L’infirmière assise au chevet d’Eléa lisait un roman d’une collection sentimentale. Elle se leva en voyant la porte s’ouvrir et fit signe à Simon d’entrer en silence. Elle prit un air professionnellement soucieux pour regarder le visage d’Eléa. En réalité, elle s’en moquait, elle était encore dans son livre, la confession déchirante d’une femme abandonnée pour la troisième fois, elle saignait avec elle et maudissait les hommes, y compris celui qui venait d’arriver.
Simon se pencha vers Eléa dont le visage creusé par la dénutrition avait gardé sa couleur chaude. Les ailes du nez étaient devenues translucides. Les yeux étaient clos. La respiration soulevait à peine la poitrine. Il l’appela doucement par son nom.
— Eléa... Eléa...
Les paupières frémirent légèrement. Elle était consciente, elle l’entendait.
Léonova entra, suivie de Lebeau et de Hoover, qui tenait une liasse d’agrandissements photographiques. Il les montra de loin à Simon. Celui-ci fit de la tête un geste d’acquiescement, et rassembla de nouveau toute son attention sur Eléa. Il posa le micro-émetteur sur le drap bleu tout près du vidage émacié, souleva une boucle de cheveux soyeux, découvrant l’oreille gauche pareille à une fleur pâle, et introduisit délicatement l’écouteur dans l’ombre rosé du conduit auditif.
Eléa eut le commencement d’un réflexe pour secouer la tête et rejeter ce qui était peut-être l’amorce d’une nouvelle torture. Mais elle y renonça, épuisée.
Simon parla aussitôt, pour la rassurer, tout de suite. Il dit très bas, en français :
— Vous me comprenez... maintenant vous me comprenez !...
Et dans l’oreille d’Eléa une voix masculine lui chuchota dans sa langue :
« ... maintenant vous me comprenez... vous me comprenez et je peux vous comprendre... »
Ceux qui la regardaient virent sa respiration s’arrêter, puis repartir. Léonova, pleine de compassion, s’approcha du lit, prit une main d’Eléa et commença à lui parler en russe avec toute la chaleur de son cœur.
Simon releva la tête, la regarda avec des yeux féroces, et lui fit signe de s’écarter. Elle obéit, un peu interdite. Simon tendit la main vers les photos. Hoover les lui donna.
Il y eut dans l’oreille gauche d’Eléa un ruisseau de compassion débité à toute vitesse par une voix féminine qu’elle comprenait, et dans son oreille droite un torrent rocailleux qu’elle ne comprenait pas. Puis un silence. Puis la voix masculine reprit :
— Pouvez-vous ouvrir les yeux ?... Pouvez-vous ouvrir les yeux ?... Essayez...
Il se tut. Ils la regardèrent. Ses paupières tremblaient.
— Essayez... Encore... Nous sommes vos amis... Courage...
Et les yeux s’ouvrirent.
On ne s’y habituait pas. On ne pouvait pas s’y habituer. On n’avait jamais vu d’yeux aussi grands, d’un bleu aussi profond. Ils avaient un peu pâli, ils n’étaient plus du bleu de fond de la nuit, mais du bleu d’après le crépuscule, du côté d’où la nuit vient, après la tempête, quand le grand vent a lavé le ciel avec les vagues. Et des poissons d’or y sont restés accrochés.
— Regardez !... Regardez !... disait la voix. Où est mange-machine ?
Devant ses yeux, deux mains tenaient une image, la remplaçaient par une autre, une autre... C’étaient des images représentant des objets qui lui étaient familiers.
— Mange-machine ?... Où est mange-machine ? Manger ? Vivre ? Pourquoi ? A quoi bon ?
— Regardez !... Regardez !... Où est mange-machine ?... Où est mange-machine ?