— Païkan ! gémit Eléa.
Sa tête glisse dans ses mains, son torse s’abat sur la table. La vision disparaît dans le cerveau de Simon.
COBAN sait.
Il sait le meilleur et le pire.
Il sait quelle est cette monstrueuse machine de guerre qui emplissait le ciel.
Il sait comment tirer du néant tout ce qui manque aux hommes.
Coban sait. Mais pourra-t-il dire ce qu’il sait ?
Les médecins ont trouvé des lésions sur presque toute la surface de son torse et de ses bras, beaucoup moins sur le bas du corps. Ils ont pensé se trouver en présence de gelures, l’homme ayant moins bien supporté que la femme le refroidissement. Mais quand ils ont ôté son masque, ils ont découvert une tête tragique dont tous les cheveux, cils et sourcils avaient été brûlés jusqu’au ras de la peau. Ce n’étaient donc pas des traces de gelures qui couvraient son épidémie et son visage, mais de brûlures. Ou peut-être les deux.
Ils ont demandé à Eléa si elle savait comment il avait été brûlé. Elle ne savait pas. Quand elle s’était endormie, Coban était près elle, bien portant et intact...
Les médecins l’ont enveloppé des pieds à la tête dans des pansements antinécrosants, qui doivent empêcher la peau de se détruire lorsqu’elle reprendra sa température normale, et l’aider à se reconstituer.
Coban sait. Il n’est encore qu’une momie froide enveloppée de bandelettes jaunes. Deux tubes souples transparents glissés dans ses narines sortent des pansements. Des fils de toutes couleurs surgissent des spires jaunes à toutes les hauteurs de son corps et le relient aux instruments. Lentement, lentement, les médecins continuent de le réchauffer.
La garde à l’ascenseur a été doublée par un dispositif de piégeage à la trappe d’entrée de la Sphère. Lukos y a disposé deux des mines électroniques qu’il a rapportées de sa mission, et qu’il a perfectionnées. Nul ne peut s’en approcher sans les faire sauter. Pour entrer dans la Sphère, il faut, en arrivant en bas du Puits, se présenter aux hommes qui sont de garde à la sortie de l’ascenseur. Ils téléphonent à l’intérieur où trois médecins et plusieurs infirmiers et techniciens veillent en permanence sur Coban. L’un d’eux abaisse un interrupteur. La lumière rouge clignotante qui signale le piège s’éteint, les mines deviennent inertes comme du plomb. On peut descendre dans la Sphère.
— Coban sait... Pensez-vous que cet homme représente un danger pour l’humanité, ou pensez-vous au contraire qu’il va lui apporter la possibilité de faire de la Terre un nouvel Eden ?
— Moi, l’Eden, hein... on n’y a pas été !... On sait pas si c’était tellement formidable !...
— Et vous, monsieur ?
— Moi, ce type, vous savez, c’est difficile à savoir...
— Et vous, madame ?
— Moi, je trouve que c’est passionnant ! Cet homme et cette femme qui viennent de si loin et qui s’aiment !
— Vous croyez qu’ils s’aiment ?
— Ben, bien sûr !... Elle dit tout le temps son nom !... Balkan ! Balkan !...
— Je crois que vous faites quelques petites confusions, mais en tout cas vous avez raison, c’est très passionnant tout ça !... Et vous, monsieur, est-ce que vous trouvez aussi que c’est passionnant ?
— Moi je peux rien dire, monsieur, je suis étranger...
M. et Mme Vignont, leur fils et leur fille mangent des frites à la confiture à la table en demi-lune devant l’écran. C’est une recette de la cuisine nutritionnelle.
— C’est idiot, des questions comme ça, dit la mère. Quoique, si on y pense...
— Ce type, dit la fille, moi, je le refoutrais au frigo. On se débrouille bien sans lui...
— Oh ! quand même !... dit la mère. On peut pas faire ça.
Sa voix est un peu rauque. Elle pense à un certain détail. Et à son mari qui n’est plus tellement... Des souvenirs lui émeuvent le ventre. Une grande détresse lui fait venir les larmes aux yeux. Elle se mouche.
— J’ai encore attrapé la grippe, je crois...
La fille est en paix, de ce côté-là. Elle a des copains aux Arts Déco qui sont peut-être moins bien balancés que le type, mais sur un certain détail ils le valent presque. Enfin, pas tout à fait... Mais eux, ils sont pas gelés !...
— On peut pas le remettre à la glacière, dit le père, après tout l’argent qu’on a dépensé. Ça représente un investissement.
— Il peut crever ! grogne le fils.
Il n’en dit pas plus. Il pense à Eléa toute nue. Il en rêve la nuit, et quand il ne dort pas, c’est pire.
ELEA, avec indifférence, avait accepté que les savants examinent les deux cercles d’or. Brivaux avait essayé d’y trouver un circuit, des connexions, quelque chose. Rien. Les deux cercles avec leurs plaques temporales fixes et la plaque frontale mobile étaient faits d’un métal plein, sans aucune espèce d’appareillage intérieur ou extérieur.
— Faut pas s’y tromper, dit Brivaux, c’est de l’électronique moléculaire. Ce truc-là est aussi compliqué qu’un émetteur et un récepteur TV. Tout est dans les molécules ! C’est formidable ! A mon idée, comment ça fonctionne ? Comme ça : quand tu te mets le bidule autour de la tête, il reçoit les ondes cérébrales de ton cerveau. Il les transforme en ondes électromagnétiques, qu’il émet. Moi, je coiffe l’autre machin. La plaque baissée, il fonctionne en séné inverse. Il reçoit les ondes électromagnétiques que tu m’as envoyées, il les transforme en ondes cérébrales, et il me les injecte dans le cerveau... Tu comprends ? Moi, à mon avis, on devrait pouvoir brancher ça sur la TV...
— Quoi ?
— C’est pas sorcier... Piéger les ondes au moment où elles sont électromagnétiques, les amplifier, les injecter dans un récepteur TV. Ça donnera sûrement quelque chose. Quoi ? Peut-être de la bouillie... Peut-être une surprise... On va essayer. C’est possible ou pas possible. De toute façon, c’est pas difficile.
Brivaux et son équipe travaillèrent à peine la moitié d’un jour. Puis Goncelin, son assistant, coiffa le casque émetteur. Ce fut à mi-chemin entre la surprise et la bouillie. Des images, mais sans suite ni cohésion, parfois sans formes précises, une construction mentale aussi instable que du sable sec dans des mains d’enfant.
— Il ne faut pas essayer de « penser », dit Eléa. Penser c’est très difficile. Les pensées se font et se défont. Qui les fait, qui les défait ? Pas celui qui pense... Il faut se souvenir. Mémoire. La mémoire seulement. Le cerveau enregistre tout, même si les sens n’y font pas attention. Il faut se souvenir. Rappeler une image précise à un instant précis. Et puis laisser faire, le reste suit...
— On va bien voir ! dit Brivaux. Mets ça sur ta petite tête ! dit-il à Odile, la secrétaire du bureau technique, qui sténotypait les péripéties des essais. Ferme les yeux, et souviens-toi de ton premier baiser.
— Oh ! monsieur Brivaux !
— Eh bien quoi, fais pas l’enfant !
Elle avait quarante-cinq ans et ressemblait à un garde mobile à la veille de la retraite. On l’avait choisie parmi d’autres parce qu’elle avait fait des randonnées. Elle était encore cheftaine. Elle n’avait pas peur du mauvais temps.
— Alors, tu y es ?
— Oui ! monsieur Brivaux !
— Allez ! Ferme les yeux ! Souviens-toi !
Il y eut sur l’écran témoin une explosion rouge. Puis plus rien.
— Court-circuit ! dit Goncelin.
— Trop d’émotion, dit Eléa. Il faut rappeler l’image, mais s’oublier... Essayez encore.