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L’ingénieur en chef de la Pile atomique qui fournissait l’énergie et la lumière à la base se nommait Maxwell. Il avait trente et un ans et des cheveux gris. Il ne buvait que de l’eau. De l’eau américaine, qui arrivait congelée en blocs de vingt-cinq livres ; Les Etats-Unis envoyaient de la glace au pôle, stérilisée, vitaminée, additionnée de fluor, d’oligo-éléments, et d’une trace d’euphorisant. Maxwell et les autres Américains de l’EPI en consommaient une grande quantité, comme boisson et pour se laver les dents. Pour l’hygiène extérieure, ils toléraient l’eau de fonte de la glace polaire. Maxwell mesurait un mètre quatre-vingt-onze et pesait soixante-neuf kilos nu. Il se tenait très droit et regardait les autres humains de haut en bas à travers le deuxième foyer de ses lunettes, sans le moindre mépris malgré leur taille inférieure. On tenait d’autant plus compte de ses avis qu’il parlait peu.

Il vint trouver Heath, qui avait accompagné Lukos en Europe pour l’achat des armes, et lui demanda avec détachement des précisions sur la puissance explosive des mines collées à la Traductrice. Heath ne put rien affirmer, car c’était Lukos qui avait conclu le marché avec un trafiquant belge. Mais Lukos avait dit que chacune de ces mines contenait trois kilos de P.N.K.

Maxwell sifflota. Il connaissait le nouvel explosif américain. Mille fois plus puissant que le T.N.T. Trois bombes égalent neuf kilos de P.N.K., égalent neuf tonnes de T.N.T. Une bombe de neuf tonnes éclatant dans la Traductrice, quels seront ses effets sur la Pile atomique voisine, malgré son épais blindage de béton et les quelques dizaines de mètres de glace ? En principe, derrière le bouclier de la glace, le béton doit tenir le coup, mais il y a une chance pour que l’onde de choc ébranle l’architecture de la pile, fasse sauter des connexions, provoque des fissures et des fuites de liquide et de gaz radio-actifs, et, peut-être, amorce une réaction incontrôlée de l’uranium...

— Il faut évacuer EPI 2 et 3, dit Maxwell sans élever la voix. Il serait même prudent d’évacuer la base tout entière...

Quelques minutes plus tard, les sirènes d’alerte urgente, qui n’avaient jamais fonctionné, hurlèrent dans les trois EPI. Et tous les postes téléphoniques, tous les diffuseurs, tous les récepteurs d’oreille dans toutes les langues prononcèrent les mêmes mots : « Evacuation urgente. Préparez-vous à évacuer immédiatement. »

Donner l’ordre, se préparer, c’était évidemment quelque chose. Mais évacuer, COMMENT ?

La tempête bleue continuait. Le ciel était clair comme un œil. Le vent soufflait à 220 km/heure. Mais il n’emportait plus la neige qu’au ras du sol, avec tout ce qu’il pouvait ramasser et dont il faisait des obus.

Lebeau, qui avait quitté la salle de réanimation depuis une heure à peine, et venait juste de s’endormir, avait été tiré de son lit par Henckel, qui l’avait mis au courant de la situation. Hirsute, hagard de fatigue, il téléphonait à la salle. En bas, à l’autre bout du fil, Moïssov jurait en russe et répétait en français :

— Impossible ! Vous le savez bien ! Qu’est-ce que vous me demandez ? C’est impossible !

Oui, Lebeau le savait bien. Evacuer Coban. Impossible. L’arracher, dans son état actuel, au bloc de réanimation, c’était le tuer aussi sûrement qu’en lui coupant la gorge.

Mille mètres de glace le mettaient à l’abri de toute explosion, mais si les installations de surface sautaient, dans les dix minutes, il périrait.

Moïssov et Lebeau eurent tous les deux la même idée. Le même mot leur vint aux lèvres en même temps : transfusion. On pouvait la tenter. Le test du sang d’Eléa avait été positif.

Voyant que l’état de Coban  se stabilisait,  puis s’améliorait lentement, les médecins avaient réservé cette opération pour le cas d’une aggravation brutale ou d’une nécessité urgente. Nécessité urgente, c’était le cas. Si on tentait l’opération immédiatement, Coban pouvait, dans quelques quarts d’heure, être transportable.

— Et si la Pile flambe avant ? cria Moïssov. Les mines peuvent sauter tout de suite, dans quelques secondes !...

— Eh bien, merde, qu’elles sautent ! cria Lebeau. Je vais voir la petite. Il faut encore qu’elle accepte...

Il avait été, avec les autres réanimateurs, logé à l’infirmerie. Il n’eut que quelques pas à faire pour atteindre la chambre d’Eléa.

L’infirmière, terrifiée, était en train de faire ses bagages. Trois valises ouvertes sur deux lits, cent objets et linges épars qu’elle prenait, rejetait, laissait tomber, entassait, de ses mains tremblantes. En gémissant.

Simon disait à Eléa :

— Tant mieux ! C’était monstrueux de vous garder ici. Vous allez enfin connaître notre monde. Ce n’est pas qu’un paquet de glace, le temps d’aujourd’hui. Je ne prétends pas que ce soit le Paradis, mais...

— Le Paradis ?

— Le Paradis, c’est... c’est trop long, c’est trop difficile, et de toute façon ça n’est même pas absolument certain, et certainement ce n’est pas ça...

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus. Personne. N’y pensez plus. Je ne vous emmène pas au Paradis. Paris ! Paris, je vous emmène ! Ils diront ce qu’ils voudront, je vous emmène à Paris ! C’est, c’est...

Il ne pensait pas au danger, il n’y croyait pas. Il savait seulement qu’il emmenait Eléa loin de sa tombe de glace, vers le monde vivant. Il avait envie de chanter. Il parlait de Paris avec   des gestes, comme un danseur.

— C’est... c’est... Vous verrez, c’est Paris... Il n’y a des fleurs que dans les boutiques derrière les vitres, mais il y a aussi les robes-fleurs, les chapeaux-fleurs, le jardin des boutiques, partout, dans toutes les rues, des fleurs de bas, nylon-jaune-orange-bleus, chaussures-arc en ciel, marguerites-robes, un peu-beaucoup-passionnément, jamais, pas du tout, jamais-jamais, le plus beau jardin du monde pour la femme, elle entre, elle choisit, elle est fleur elle-même, fleur fleurie d’autres fleurs, c’est Paris la merveille, c’est là que je vous emmène !...

— Je ne comprends pas.

— Il ne faut pas comprendre, il faut voir. Paris vous guérira. PARIS VOUS GUERIRA DU PASSE !

Ce fut à ce moment que Lebeau entra.

— Voulez-vous, demanda-t-il à Eléa, accepter de donner un peu de votre sang à Coban ? Vous seule pouvez le sauver. Ce n’est pas grave, pas douloureux. Si vous acceptez, nous pourrons le transporter. Si vous refusez, il périra. C’est une intervention sans aucune gravité, qui ne vous fera aucun mal...

Simon explosa. Pas question ! Il s’y opposait ! C’était monstrueux ! Qu’il crève, Coban ! Pas une goutte de sang, pas une seconde perdue, Eléa allait partir avec le premier hélicoptère, le premier jet, le premier n’importe quoi, le premier ! Elle ne devrait déjà plus être là, elle ne redescendra pas dans le Puits, vous êtes des monstres, vous n’avez pas de cœur, de tripes, vous êtes des charcutiers, vous...

— J’accepte, dit Eléa.

Son visage était grave. Elle avait réfléchi quelques secondes, mais son cerveau allait plus vite qu’une lente cervelle du temps d’aujourd’hui.

Elle avait réfléchi et elle avait décidé. Elle acceptait de donner son sang à Coban, l’homme qui l’avait séparée de Païkan et l’avait jetée au bout d’une éternité dans un monde sauvage et frénétique. Elle acceptait.

Les deux hommes dans le submersible-pocket, tête-bêche, la tête entre les pieds de l’autre, les pieds suants, les pieds puants, les deux hommes, entre eux deux un treillis métallique matelassé mousse polymachin, souple, douce, élastique, mais transpirante, affreusement transpirante, les deux hommes bloqués dans leur sueur, dans leur urine, la peau brûlée, l’intérieur de leur nez brûlé par leur odeur, les deux hommes risquaient le tout ou le rien. S’ils restaient là, le réservoir d’oxygène épuisé, ils ne pouvaient plus partir, plus plonger. Ils étaient pris. Pas pensable, horrible, tout dire, avouer, monstrueux. Même si je refuse, Penthotal. Même sans Penthotal, ils regardent, ils me font parler, un coup de talon sur les orteils, je crie, j’insulte, je ne peux pas rester éternellement sans parler, ils écoutent, ils savent d’où je viens, ils savent.