Le gros plan fut balayé par le geste de Coban. Coban poussait Païkan vers l’escalier. Sa main poussa le coude de Païkan, la pilule sauta hors de son logement, devint énorme dans la tête de Simon, emplit tout le champ de sa vision interne, retomba minuscule, imperceptible, perdue, disparut.
Païkan volé d’Eléa volé de sa mort, Païkan au bout du désespoir, éclata d’une fureur incontrôlable, faucha l’air de sa main en hache, et frappa, puis frappa de l’autre main, puis des deux poings, puis de la tête, et Coban s’écroula.
Le grondement furieux de la guerre devint un hurlement. Païkan leva la tête. La porte de l’Œuf était ouverte, et au sommet de l’escalier celle de la Sphère était ouverte aussi. De l’autre côté du trou d’or, des flammes flambaient. On se battait dans le labo. Il fallait fermer l’Abri, sauver Eléa. Coban avait tout expliqué à Eléa du fonctionnement de l’Abri, et toute la mémoire d’Eléa était passée dans celle de Païkan. Il savait comment fermer la porte d’or.
Il vola sur l’escalier, léger, furieux, grondant comme un tigre. Quand il arriva sur les dernières marches, il vit un guerrier énisor s’engager dans l’entrée de la porte. Il tira. Le guerrier rouge le vit et tira presque en même temps. En retard d’une fraction de temps infinitésimale. Ajoutée à chaque jour pendant des milliers de siècles, elle n’aurait pas construit une seconde de plus à la fin de l’année. Mais ce fut assez pour sauver Païkan. L’arme de l’homme rouge dégageait une énergie thermique pure. De la chaleur totale. Mais quand il appuya sur la commande, son doigt n’était déjà plus qu’un chiffon mou qui volait en arrière avec son corps broyé. L’air autour de Païkan devint incandescent et s’éteignit dans le même temps. Les cils, les sourcils, les cheveux, les vêtements de Païkan avaient disparu. Un millième de seconde de plus et il ne serait rien resté de lui, pas même une trace de cendres. La douleur de sa peau n’avait pas encore atteint son cerveau qu’il frappait du poing la commande de la porte. Puis il s’écroula sur les marches. Le couloir percé dans les trois mètres d’or se ferma comme un œil de poule aux mille paupières simultanées.
Simon voyait et entendait. Il entendit l’immense explosion provoquée par la fermeture de la porte, qui faisait sauter les labos et tous les abords de l’Abri sur des kilomètres, pulvérisant les agresseurs et les défenseurs et les ensevelissait dans la coulée des roches vitrifiées.
Il entendit les voix des techniciens et des animateurs qui, tout à coup, devenaient inquiètes :
— Cœur 40...
— Température 34° 8.
— Pression artérielle ?
— 8-3, 8-2, 7-2, 6-1...
— Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? Il redégringole ! Il fout le camp !
C’était la voix de Lebeau.
— Simon, toujours des images ?
— Oui.
— Nettes ?
— Oui...
Il voyait nettement Païkan redescendu dans l’Œuf, se pencher sur Coban, le secouer, en vain, écouter son cœur, comprendre que le cœur était arrêté, que Coban était mort.
Il voyait Païkan regarder le corps inerte, regarder Eléa, soulever Coban, l’emporter, le jeter hors de l’Œuf... Il voyait et comprenait, et sentait dans sa tête l’horrible souffrance envoyée par la peau brûlée de Païkan. Il voyait Païkan redescendre les marches, tituber jusqu’au socle vide et s’y étendre. Il vit l’éclair vert illuminer l’Œuf, et la porte commencer lentement à s’abaisser tandis que l’anneau suspendu apparaissait sous le sol transparent. Il vit Païkan, dans un dernier effort, rabattre sur son visage le masque de métal.
Simon arracha le cercle d’or et cria :
— Eléa !
Moïssov l’insulta en russe.
Lebeau, inquiet, furieux, demanda :
— Qu’est-ce qui vous prend ?
Il ne répondit pas. Il voyait...
Il voyait la main d’Eléa, belle comme une fleur, ouverte comme un oiseau, posée sur la mange-machine...
— ... Avec le chaton de sa bague basculé, la pyramide d’or couchée sur le côté, et la petite cavité rectangulaire vide. Là, dans cette cachette avait dû se trouver la graine noire, la graine de mort. Elle n’y était plus. Eléa l’avait avalée, en portant à sa bouche les sphères de nourriture prises dans la machine.
Elle avait avalé la Graine Noire pour empoisonner Coban en lui donnant son sang empoisonné.
Mais c’était Païkan qu’elle était en train de tuer.
Tu pouvais encore entendre. Tu pouvais savoir. Tu n’avais plus la force de tenir tes paupières ouvertes, tes tempes se creusaient, tes doigts devenaient blancs, ta main glissait et tombait de la mange-machine, mais tu étais encore présente, tu entendais. J’aurais pu crier la vérité, crier le nom de Païkan, tu aurais su avant de mourir qu’il était près de toi, que vous mouriez ensemble comme tu l’avais souhaité. Mais quels regrets atroces, alors que vous pouviez vivre ! Quelle horreur de savoir qu’au moment de s’éveiller d’un tel sommeil, il mourait de ton sang qui aurait pu le sauver...
J’avais crié ton nom et j’allais crier : « C’est Païkan ! », mais j’ai vu ta clé ouverte, la sueur sur tes tempes, la mort déjà posée sur toi, posée sur lui. La main abominable du malheur a fermé ma bouche...
Si j’avais parlé...
Si tu avais su que l’homme près de toi était Païkan, serais-tu morte dans l’effarement du désespoir ? Ou pouvais-tu encore te sauver et lui avec. Ne connaissais-tu pas un remède, ne pouvais-tu pas fabriquer avec les touches miraculeuses de la mange-machine un antidote qui aurait chassé la mort hors de votre sang commun, de vos veines reliées ? Mais te restait-il assez de force ? Pouvais-tu seulement la regarder ?
Tout cela, je me le suis demandé en quelques instants, en une seconde aussi brève et aussi longue que le long sommeil dont nous t’avions tirée. Et puis enfin, j’ai crié de nouveau. Mais je n’ai pas dit le nom de Païkan. J’ai crié vers ces hommes qui vous voyaient mourir tous les deux et qui ne savaient pas pourquoi, et qui s’affolaient. Je leur ai crié : « Vous ne voyez pas qu’elle s’est empoisonnée ! » Et je les ai insultés, j’ai saisi le plus proche, je ne sais plus lequel c’était, je l’ai secoué, je l’ai frappé, ils n’avaient rien vu, ils t’avaient laissée faire, ils étaient des imbéciles, des ânes prétentieux, des crétins aveugles...
Et ils ne me comprenaient pas. Ils me répondaient chacun dans sa langue, et je ne les comprenais pas. Lebeau seul m’avait compris et arrachait l’aiguille du bras de Coban. Et il criait lui aussi, montrait du doigt, donnait des ordres, et les autres ne comprenaient pas.
Autour de toi et de Païkan, immobiles et en paix, c’était l’affolement des voix et des gestes, et le ballet des blouses vertes, jaunes, bleues.
Chacun s’adressait à tous, criait, montrait, parlait et ne comprenait pas. Celle qui comprenait tout et que tous comprenaient ne parlait plus dans les oreilles. Babel était retombée sur nous. La Traductrice venait de sauter.