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Georges Simenon

La nuit du carrefour

Maigret VII

I

Le monocle noir

Quand Maigret, avec un soupir de lassitude, écarta sa chaise du bureau auquel il était accoudé, il y avait exactement dix-sept heures que durait l’interrogatoire de Carl Andersen.

On avait vu tour à tour, par les fenêtres sans rideaux, la foule des midinettes et des employés prendre d’assaut, à l’heure de midi, les crémeries de la place Saint-Michel, puis l’animation faiblir, la ruée de six heures vers les métros et les gares, la flânerie de l’apéritif… La Seine s’était enveloppée de buée. Un dernier remorqueur était passé, avec feux verts et rouges, traînant trois péniches. Dernier autobus. Dernier métro. Le cinéma dont on fermait les grilles après avoir rentré les panneaux réclame…

Et le poêle qui semblait ronfler plus fort dans le bureau de Maigret. Sur la table, il y avait des demis vides, des restes de sandwiches.

Un incendie dut éclater quelque part, car on entendit passer les bruyantes voitures des pompiers. Il y eut aussi une rafle. Le panier à salade sortit vers deux heures de la Préfecture, revint plus tard par la cour du Dépôt, où il déversa son butin.

L’interrogatoire durait toujours. D’heure en heure, ou de deux en deux heures, selon sa fatigue, Maigret poussait un bouton. Le brigadier Lucas, qui sommeillait dans un bureau voisin, arrivait, jetait un coup d’œil sur les notes du commissaire, prenait la suite.

Et Maigret allait s’étendre sur un lit de camp pour revenir à la charge avec de nouvelles provisions d’énergie.

La Préfecture était déserte. Quelques allées et venues à la Brigades des mœurs. Un marchand de drogues qu’un inspecteur amena vers quatre heures du matin et qu’il cuisina sur-le-champ.

La Seine s’auréola d’un brouillard laiteux qui blanchit et ce fut le jour, éclairant les quais vides. Des pas résonnèrent dans les couloirs. Des sonneries de téléphone. Des appels. Des claquements de portes. Les balais des femmes de ménage.

Et Maigret, posant sa pipe trop chaude sur la table, se leva, regarda le prisonnier des pieds à la tête, avec une mauvaise humeur non exempte d’admiration.

Dix-sept heures d’interrogatoire serré ! Auparavant, on avait retiré à l’homme les lacets de ses chaussures, son faux col, sa cravate, et l’on avait vidé ses poches.

Pendant les quatre premières heures, on l’avait laissé debout au milieu du bureau, et les questions tombaient aussi dru que des balles de mitrailleuse.

— Tu as soif ?…

Maigret en était à son quatrième demi et le prisonnier avait esquissé un pâle sourire. Il avait bu avidement.

— Tu as faim ?…

On l’avait prié de s’asseoir, puis de se lever. Il était resté sept heures sans manger et on l’avait harcelé ensuite, tandis qu’il dévorait un sandwich.

Ils étaient deux à se relayer pour le questionner. Entre les séances, ils pouvaient sommeiller, s’étirer, échapper à la hantise de cet interrogatoire monotone.

Et c’étaient eux qui abandonnaient ! Maigret haussait les épaules, cherchait une pipe froide dans un tiroir, essuyait son front moite.

Peut-être ce qui l’impressionnait le plus n’était-ce pas la résistance physique et morale de l’homme, mais la troublante élégance, la distinction qu’il gardait jusqu’au bout.

Un homme du monde qui sort de la salle de fouille sans cravate, qui passe ensuite une heure, tout nu, avec cent malfaiteurs, dans les locaux de l’Identité judiciaire, traîné de l’appareil photographique aux chaises de mensuration, bousculé, en butte aux plaisanteries déprimantes de certains compagnons, garde rarement cette assurance qui, dans la vie privée, faisait partie de sa personnalité.

Et quand il a subi un interrogatoire de quelques heures, c’est miracle si quelque chose le distingue encore du premier vagabond venu.

Carl Andersen n’avait pas changé. Malgré son complet fripé, il restait d’une élégance qu’ont rarement l’occasion d’apprécier les gens de la Police judiciaire, une élégance d’aristocrate, avec ce rien de retenue, de raideur, cette pointe de morgue qui est surtout l’apanage des milieux diplomatiques.

Il était plus grand que Maigret, large d’épaules, mais souple et mince, étroit des hanches. Son visage allongé était pâle, les lèvres un peu décolorées.

Il portait un monocle noir à l’orbite gauche.

— Retirez-le, lui avait-on commandé.

Il avait obéi, avec une ombre de sourire. Il avait découvert un œil de verre, d’une désagréable fixité.

— Un accident ?…

— D’aviation, oui…

— Vous avez donc fait la guerre ?

— Je suis Danois. Je n’ai pas eu à faire la guerre. Mais j’avais un avion de tourisme, là-bas…

Cet œil artificiel était si gênant, dans un visage jeune, aux traits réguliers, que Maigret avait grommelé :

— Pouvez remettre votre monocle…

Andersen ne s’était pas plaint une seule fois, soit qu’on le laissât debout, soit qu’on oubliât de lui donner à boire ou à manger. De sa place, il pouvait apercevoir le mouvement de la rue, les tramways et les autobus franchissant le pont, un rayon de soleil rougeâtre, vers le soir, et maintenant l’animation d’un clair matin d’avril.

Il se tenait toujours aussi droit, sans pose, et le seul signe de fatigue était le cerne mince et profond qui soulignait son œil droit.

— Vous maintenez toutes vos déclarations ?

— Je les maintiens.

— Vous vous rendez compte de ce qu’elles ont d’invraisemblable ?

— Je m’en rends compte, mais je ne puis mentir.

— Vous espérez être remis en liberté, faute de preuve formelle ?

— Je n’espère rien.

Un rien d’accent, plus accusé depuis qu’il était fatigué.

— Tenez-vous à ce que je relise le procès-verbal de votre interrogatoire avant de vous le faire signer ?

Un geste vague d’homme du monde qui refuse une tasse de thé.

— Je vais en résumer les grandes lignes. Vous êtes arrivé en France, voilà trois ans, en compagnie de votre sœur Else. Vous avez vécu un mois à Paris. Vous avez loué ensuite une maison de campagne sur la route nationale de Paris à Etampes, à trois kilomètres d’Arpajon, au lieu-dit Carrefour des Trois-Veuves.

Carl Andersen approuva d’un léger signe de tête.

— Depuis trois ans, vous vivez là-bas dans l’isolement le plus strict, au point que les gens du pays n’ont pas vu cinq fois votre sœur. Aucun rapport avec vos voisins. Vous avez acheté une voiture de 5 CV, d’un type démodé, dont vous vous servez pour faire vous-même vos provisions au marché d’Arpajon. Chaque mois, toujours avec cette voiture, vous venez à Paris.

— Livrer mes travaux à la Maison Dumas et Fils, rue du 4-Septembre, c’est exact !

— Travaux consistant en maquettes pour des tissus d’ameublement. Chaque maquette vous est payée cinq cents francs. Vous en produisez en moyenne quatre par mois, soit deux mille francs…

Nouveau signe approbateur.

— Vous n’avez pas d’amis. Votre sœur n’a pas d’amies. Samedi soir, vous vous êtes couché comme d’habitude, aussi vous avez enfermé votre sœur dans sa chambre, voisine de la vôtre. Vous expliquez cela en prétendant qu’elle est très peureuse… passons !… A sept heures du matin, le dimanche, M. Emile Michonnet, agent d’assurances, qui habite un pavillon à cent mètres de chez vous, pénètre dans son garage et s’aperçoit que sa voiture, une six cylindres neuve, d’une marque connue, a disparu et a été remplacée par votre tacot…

Andersen ne bougea pas, eut un geste machinal vers sa poche vide, où devaient se trouver généralement des cigarettes.

— M. Michonnet, qui, depuis quelques jours, ne parlait dans tout le pays que de sa nouvelle auto, croit à une mauvaise plaisanterie. Il se rend chez vous, trouve la grille fermée et sonne en vain. Une demi-heure plus tard, il raconte sa mésaventure à la gendarmerie et celle-ci se rend à votre domicile… On n’y trouve ni vous ni votre sœur… par contre, dans le garage, on aperçoit la voiture de M. Michonnet et, sur le siège avant, penché sur le volant, un homme mort, tué d’un coup de feu tiré à bout portant dans la poitrine… On ne lui a pas volé ses papiers… C’est un nommé Isaac Goldberg, diamantaire à Anvers…