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Elle s’est marrée, à haute voix, ce qui a surpris Youri, qui suivait notre manège statique avec perplexité.

“ Non ”, elle m’ a répondu, toujours en mode psy. “ C’est beaucoup plus complexe que ça, mais vous, vous pouvez le formuler comme ça, c’est une réalité qui vous est accessible… ” Je la quittais pas des yeux, et j’arrivais avec une étonnante facilité à me faire à l’idée.

Ça y est, je me disais, le successeur de l’Homo sapiens est arrivé.

Il était temps, aurait dit le grand-dab.

Je me suis redressé sur mes cannes, je me suis frotté la mâchoire endolorie et j’ai demandé à Youri ce qu’il y avait de prévu au dîner, fallait sortir le champ’. Youri m’a demandé si j’étais pas devenu dingo.

Il a fallu plusieurs jours au neuroPC pour séquencer la carte génétique de Dakota, à partir des prélèvements de peau. Les tests antiviraux et les rhésus sanguins n’avaient pris que quelques dizaines de minutes.

Moi, il m’a fallu presque quinze jours pour implanter correctement cette carte sur la neuropuce personnalisée de Dakota. Je compte là-dedans le temps nécessaire à la confection de l’hologramme de son ADN et du sigle de l’ONU, selon les normes précises contenus dans l’aide-mémoire du neurokit-pirate.

Mais j’avais doublé ma cadence, j’étais pratiquement revenu au potentiel de quinze ans auparavant.

J’étais pas peu fier de moi en me pointant au centre moins de deux semaines après ma dernière visite.

*

Quand je lui ai remis la carte, j’ai essayé de la jouer cool, la ramène pas et explique lui juste le truc, je me disais.

– Alors voilà, je lui ai lâché d’une traite, ceci est une authentique carte de crédit-identité agréée par l’ONU. C’est votre séquence génétique qui est dessus, mais vous vous appelez maintenant Ronette Angel Duncan et vous êtes de nationalité américaine, c’est aléatoire, c’est le programme qui décide en fonction des identités qui sont pas trop grillées… Ce que je veux dire, c’est qu’il existe une véritable Ronette Duncan, née la même année que vous, et dont vous endossez l’identité. Le seul détail, c’est que cette Ronette est morte à l’âge de trois ans dans un accident de voiture en Birmanie, à l’époque où les cartes à neuropuce n’existaient pas. Le seul moyen de vous faire piquer, c’est que les flics vous aient déjà coincée pour autre chose, et qu’ils enquêtent à fond. Votre carte génétique est impec’, l’holo-Onu est nickel. Ce qui peut vous arriver de pire, c’est que quelqu’un s’appelant Dakota Novotny-Burroughs et possédant une carte génétique analogue à la votre se mette à l’utiliser: là, la fraude serait détectée par les neuromatrices de l’ONU…

– OK, elle a fait, Ronette Duncan. Bon, je vous dois combien?

J’ai pas pu m’empêcher de sourire, mais j’ai vu que ça déclenchait des ondes passablement négatives.

Je suis repassé sur le mode privé-sérieux-cool-et-hyper-pro.

– Si vous voulez savoir, ça devrait monter aux alentours de cent mille Unollars. Vous connaissez? Ces petites coupures bleu et blanc, avec le portrait des prix Nobel dessus…

Elle semblait réfléchir à toute vitesse et elle se mordillait la lèvre inférieure, comme si elle était ennuyée par la tournure des événements.

– Ecoutez, j’ai fait, tout a été réglé entre Youri et moi, on a convenu que vous ne nous deviez rien et me demandez pas pourquoi, je serais pas foutu de vous répondre.

J’ai eu le temps d’ébaucher en pensée toutes les raisons peu avouables qui nous faisaient agir ainsi, surtout moi, avant de couper court brutalement. Je la fixais, avec un regard qui devait en dire long.

Elle m’a observé, un peu intriguée, puis elle a éclaté de rire,

Mon rythme cardiaque s’est de nouveau emballé, je faisais des efforts considérables pour endiguer la vague d’émotion et n’en rien laisser paraître.

On était chez Youri, qui bossait à l’ autre bout de la pièce, sur son antique neuroPC de cinq ans d’âge.

Elle et moi à chaque bout du canapé, c’était tout juste l’armistice et je le sentais bien.

– Je vous demande rien en échange, rassurez-vous.

– Vous ne l’obtiendriez pas. Je vous rembourserais, je ferais parvenir l’argent par Youri.

J’ai esquissé un pâle sourire. Ce genre de mensonges inconscients de jeune fugueur, j’en connais un rayon, ça a été ma spécialité quand j’avais son âge ou à peu près. On le fait même pas exprès, c’est juste “ la situation ” dans laquelle on se met qui nous empêche de tenir nos promesses, le pire c’est que c’est vrai.

– Laissez tomber, Dakota, j’ai fait, le seul truc que je pourrais décemment vous demander…

Je me suis arrêté face au mur, j’irais, j’irais pas? J’ai vu que mes délibérations intérieures ne la laissaient pas indifférente, alors j’y suis allé.

– Primo, me prenez plus pour un punching-ball, j’suis bien meilleur en nounours, deuxio, ne me prenez plus pour un connard prétentieux même si j’en ai les apparences, c’est plus fort que moi, j’ai tout le temps raison, vous verrez, tertio, acceptez de boire un verre quelque part avec moi.

Autant y aller franco, je m’étais dit.

J’ai vu que ça déclenchait une réaction intéressée.

– Où ça?

– N’importe où. Vous avez votre carte, vous pouvez aller où vous voulez, à la cité-Musée, à Chinatown… Ça vous dit?

– Où ça? elle a répété, pour me faire comprendre qu’elle voulait un endroit précis.

J’ai réfléchi une demi-seconde.

– Ben… je connais un bar sur Grand Tunnel où on vend de l’alcool et…

– D’accord, elle a fait. Allons-y.

Grand Tunnel, c’est une vaste zone au bord du fleuve, qui s’étend le long d’un tronçon de l’A 86. Ce tronçon ne fut jamais achevé, et lors de la guerre civile il fut soumis à des bombardements d’artillerie. Le tunnel couvrait plus d’un kilomètre et demi de sa longueur et abritait le grand cyberbazar de la ceinture sud.

Les trous causés par les obus avaient été comblés par de la toile parachute, ou par cette sorte de vinyle que les techniciens électronucléaires utilisent pour ériger des sas mobiles dans les coursives irradiées. Au-dessus de sa partie ouest, une dalle de béton servait de fondation à quelques immeubles désaffectés où s’étaient ouverts nombre de bars clandestins. On est allé chez Random. On a bu des bières toute la nuit, de la bonne mexicaine alcoolisée de contrebande, en écoutant des vieilleries du début du siècle.

Je lui ai fait part de ce que Youri m’avait raconté, et je lui ai demandé de me décrire la vie en orbite, sur la Lune, ou dans les stations de l’Anneau-Cité orbital. En retour, elle m’a demandé de lui faire un tableau de la vie ici, sur Terre.

J’avais pas mal picolé et je me suis à peine rendu compte que je lui racontais ma vie. J’ai senti que le contact s’établissait, mais à un moment donné je me suis senti ridicule, sûr qu’elle devait savoir tout ça, si ça se trouve elle était déjà câblée sur des souvenirs inaccessibles à ma conscience…

Cet éclair de parano l’a juste fait rire. Elle m’a alors expliqué comment ça fonctionnait vraiment. Il fallait des années d’entraînement pour contrôler correctement les neurogiciels du cerveau, synthétiser les molécules métacorticales et apprivoiser les phénomènes quantiques que ses pouvoirs mettaient en oeuvre. Sonder en profondeur un esprit humain, ou contrôler ses centres de la conscience demandaient une énergie et une maîtrise hors du commun. Ce n’était pas le tout d’avoir des pouvoirs, encore fallait-il savoir les utiliser, ce qui était valable pour tous les humains, au demeurant. Dakota comparait ça à un art martial; d’ailleurs leur entraînement de base, dans la station militaire, était fondé sur des techniques de yoga et de kung-fu. La maîtrise “ psionique ” ne pouvait s’établir que sur un parfait contrôle neuro-musculaire.

J’avais pu m’en rendre compte de près.

En moi jaillissaient des images dignes de mangas héroïco-érotiques, Dakota en jeune ninja drapée de noir, combi-latex et optiques à amplification de lumière, comme des disques obscurs sur ses yeux, accomplissant une danse de mort en apesanteur dans les vastes cylindres d’entraînement, bourrés de pièges et d’électronique. Avec des flashs nettement plus pornographiques que mon cerveau tentait de réfréner, du mieux qu’il pouvait.