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Je me souviens plus trop de la route du retour, mais je sais qu’on s’est retrouvés chez moi. Après, c’est marrant, ça s’est enchaîné avec la fluidité d’un film éthylique.

Je me suis retrouvé près d’elle. Il faisait chaud, la clim marchait toujours aussi mal, un film de sueur cristallin recouvrait son visage. J’aurais voulu boire toute cette rosée.

Je savais pertinemment que mes vibrations les plus intimes, mes battements de coeur, jusqu’à la chimie particulière qui devait s’évaporer par tous mes pores, tout cela devait s’afficher aussi clairement qu’une diode sur une montre-TV, pour elle.

Je m’en foutais à un point pas croyable. Après, je n’ai plus que des bribes de conversations éclatées et les points culminants de l’expérience:

– Et là, c’est vos pouvoirs encore?

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– C’est avec un de vos neurovirus que vous m’ avez hypnotisé?

Elle s’est approchée de moi. On aurait pu glisser une feuille d’imprimante entre nos deux visages.

– Non, elle a fait, en me projetant son souffle dans les naseaux. Là, j’envoie la dose normale de phéromones.

Nos lèvres se sont collées, et elle m’a aspiré.

J’sais plus trop comment décrire ça, après. C’est un carrousel de chair, d’ombres et de lumière, de courbes surprenantes qui s’offraient, d’ouvertures humides, de cheveux collés par la sueur, avec une langue étrange comme bande-son, souffles, cris et chuchotements. Je me souviens pas que nous ayons respecté le protocole antiviral, je connaissais sa carte métabolique par coeur, et je me doutais qu’elle avait pu lire en moi le fait que je n’étais porteur d’aucun virus problématique.

On a baisé pendant des heures et, à un moment donné, on s’est retrouvés allongés côte à côte, épuisés par la joute. On a commencé à causer, de tout et de rien, dans la pénombre électrifiée par les lumières de l’avenue.

J’sais plus trop comment on en est venus là, mais je lui ai demandé de me préciser quelques points concernant sa neurochimie intime, on se refait pas.

Elle m’a d’abord expliqué que son cerveau possédait quelques petites circonvolutions supplémentaires dans le néo-cortex. C’était cette couche cérébrale qui contenait les programmes spéciaux activant les pouvoirs “ psioniques ”.

Après, elle m’a expliqué un truc que les toubibs de la station avaient découvert. La mutation génétique nécessaire à la naissance de ces pouvoirs nouveaux aurait dû être le fait de parents eux-mêmes nés dans l’espace, c’est-à-dire que le “ méta-cortex ” dont elle était dotée n’aurait dû logiquement apparaître qu’à partir de la seconde génération.

– Comment qu’ça se fait?…

Elle s’est marrée, d’un rire désespéré.

– C’est comme ça… Nous sommes des signes, des messages… Mais si ça se trouve il vous faudra attendre mille générations de l’espace pour que des êtres comme nous réapparaissent. Nous sommes là pour vous montrer le long chemin qu’il reste à parcourir.

– Mille générations?

J’avais pas le temps d’ attendre.

Elle a ri, de nouveau.

– Flippez pas, HG, je plaisantais… En fait, il y aura sûrement quelques individus comme nous à chaque génération… Peut-être même qu’ils seront plus avancés, et ceux des prochaines encore plus, et ainsi de suite… Nous sommes sûrement le début de quelque chose, mais je sais que notre existence est fragile, trois mâles, quatre femelles. Avec des conditions de vie qui ne stimulaient pas la reproduction de l’espèce, si vous voyez ce que je veux dire.

Pour l’instant ce que je voyais était autrement indicible, mais j’ai fait l’effort de continuer la conversation, malgré les images de reproduction biologique qui voulaient absolument prendre racine dans mon cerveau.

– Vous viviez tous les sept dans la station de recherches?

– Oui… (elle a arqué un petit sourire) mais la discipline était très stricte, beaucoup de cours, physique théorique, biologie, neurosciences, astronomie, plus l’entraînement physique quotidien, avec ça (elle m’a montré le réseau greffé sous la peau, la bande translucide qui luisait le long de ses membres, comme un drôle de tatouage remontant à la naissance)… Et puis, de toute façon, même sans ça, sans la discipline… ça n’aurait pas changé grand-chose!

– Quoi, qu’est-ce qui n’aurait pas changé?

– Ça n’aurait rien changé… C’est ça le truc, c’est ce que dit McCoy Alvarez…

– McCoy Alvarez?

– Un des mômes du centre, comme moi… Il dit que nous ne pouvons pas évoluer en clade, que nous…

– En quoi?

– En clade, en sous-groupe de l’espèce qui évoluerait vers sa propre spécificité… Nous ne pouvons pas selon McCoy… C’est écrit dans notre programme génétique… Tu piges, HG?

Je pigeais que dalle.

Elle a poussé un soupir. Je me sentais comme le con de Terrien devant l’intelligence supérieure.

– Nous ne pouvons pas nous séparer de l’espèce humaine, tu comprends mieux?

– Non, désolé.

Elle a poussé un deuxième soupir, encore plus long.

– Nous sommes stériles.

Je l’ai regardée, intensément.

– Stériles?

– Oui, entre nous… Les femmes ne peuvent être fécondées que par des humains de la Terre, et c’est réciproque pour les garçons, évidemment.

C’est à ce moment-là que tout a basculé pour de bon. Que j’ai compris.

Je voyais ses deux yeux vert or dans la pénombre, comme deux fenêtres remplies d’une vie sauvage qui ne demandait qu’à envahir nos pièces confinées.

Je savais pertinemment que je venais de la mettre enceinte.

Je me suis réveillé le lendemain après-midi, à moitié à poil sur le canapé, avec l’impression d’avoir passé la nuit dans une centrifugeuse. Elle était plus là. Y’avait même pas un mot. Je me suis demandé si j’avais pas vécu un rêve.

Le soir même j’étais de retour au Centre.

Quand je suis arrivé chez Youri, elle était pas là et le Russkof était passablement inquiet.

– Qu’est-ce qu’y a? je lui ai demandé. Tas eu la visite du fisc?

– Ah! me fais pas marrer, c’est sérieux ce coup-là… Où c’est que vous étiez hier soir?

– Hé! Oh! j’ai fait, pas d’embrouille, je l’ai ramenée jusqu’ici, je me souviens de pratiquement tout en détail.

Youri s’est froidement marré devant le pitoyable mensonge.

Plus tard, on devait en être à la sixième bière, Youri s’est allumé un stick de la sinsemilla locale et il l’a fait tourner, le diabolique.

Il s’est déclenché presque aussitôt.

Le long fleuve verbal de ses digressions philosophico-scientifiques a creusé la nuit, pendant qu’on observait la vallée, assis sur les fauteuils déglingués de la terrasse.

– Tu vois le truc? me faisait Youri, tout excité. C’est comme pour le cyberspace et sa rencontre avec les neurotechnologies, au début du siècle. Les neuronexions entre cerveaux humains et artificiels sont désormais banales. Nous conversons avec des intelligences artificielles, avec des clones informatiques, et quand tu naviguais dans les couches cachées du Net tu savais que tu manipulais des dollars purement numériques, même si avec tes logiciels et les drogues tu arrivais à imager ça comme un jeu vidéo à ton échelle…

– Où qu’tu veux en venir, Youri? Me refais pas l’historique du Neuro Net à chaque fois que t’as un truc à me dire, je t’en supplie.

– Pour elle c’est pareil, qu’il m’a soufflé, les yeux pleins d’un éclat fasciné, sauf que c’est dans le réel. Tu piges? Les projections de ses pensées ne prennent pas seulement corps dans le cyberspace… Elles se matérialisent directement dans le continuum, sans médiation quelconque…

Je regardais Youri comme s’il venait de descendre d’une soucoupe volante.

– Attends, redis-moi ça, s’il te plaît?

– Je vais te le redire, en plus précis encore: les labos orbitaux de l’ONU lui ont appris à synthétiser des molécules hyper-dangereuses, des armes de combat, mon petit père, la première génération des armes psychiques et neuro-informationnelles. Si elle veut, elle peut prendre le contrôle de centaines d’esprits humains, et d’autant de neutomatrices, et de milliers de petits ordis traditionnels ou de postes de télévision, ou de consoles bancaires, ou de postes de pilotage de navettes, d’avions, de centrales nucléaires, tu vois le topo? Elle peut générer de véritables hallucinations globales. Mieux que du réel. Des illusions qui se déploient dans les cerveaux humains en même temps qu’à l’intérieur des réseaux d’informations, pour elle tout ça c’est la même chose, tu vois?