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Je voyais parfaitement.

– J’la connais pas des masses cette gosse, il a continué, mais je crois qu’elle est sur le fil du rasoir, tu me suis?

J’ai dit “ oui ” très fort en pensée, tout en sachant que ça n’aurait aucun effet. De toute façon rien ne pouvait arrêter Youri, surtout dans cet état-là.

– Elle est hyper-brillante, mais c’est une révoltée. Comme toi, et moi, au même âge. Elle déteste l’establishment qui vient de lui faire perdre cinq précieuses années de sa jeunesse, et je crois qu’ elle est prête à tout pour conserver la liberté qu’elle vient d’acquérir…

– Ecoute, tu savais où t’allais, non? Tu m’as demandé de lui craquer une carte, alors je lui ai craqué sa putain de carte…

– Je t’ai rien demandé du tout, c’est elle qui l’a fait.

– Tu fais chier, Youri.

– C’est la stricte vérité. Mais merde, on s’en fout. le problème, t’imagines bien, c’est qu’on est pas dans une connerie genre Super Jaimie (une référence à un feuilleton télé du XXe siècle, le genre de trucs que Youri affectionne). Cette fille vaut vraiment six milliards de dollars et des bananes… Et les types qui ont investi ce pognon, ben, y sont prêts à tout pour la récupérer. A tout.

J’ai réfléchi à tout berzingue.

– Elle t’a dit quelque chose à ce sujet?

– Ecoute ça: durant les cinq années qu’elle a passé en orbite, les types du labo ont mis au point tout un tas de techniques et de matériels antipsy, elle dit que ça a un rapport avec les champs magnétiques et les phénomènes quantiques générés par le cerveau… Mais c’est réciproque. Elle sait qu’ils sont déjà sur sa piste… Elle les sent…

– Tu crois que c’est pour ça qu’elle s’est barrée d’ici? j’ai stupidement demandé.

Youri n’a rien répondu.

C’était l’évidence.

– Dis-moi, j’ai embrayé, tu sais depuis quand?.

– J’sais quoi?

– Arrête de déconner. Ses trucs de télépathe.

Un silence. Au loin, la tache orange d’un hypersonique crevait les couches denses de l’atmosphère.

– J’t’ai dit que j’ai connu son pater y’a trente ans, avec Grunz, quand il travaillait au CERN… On s’ est revus assez souvent ensuite, après la guerre civile, il était revenu avec un programme de coopération, puis il est reparti aux USA, puis en orbite…

– Ouais, et alors?

– Alors, Grunz, moi, et les parents de Dakota, plus les types du centre spatial de l’ONU, et toi maintenant, on est les seuls à savoir.

– Depuis quand, Youri?

– Un peu avant qu’elle arrive, y’a trois-quat’mois maintenant. Orville Burroughs nous a fait un topo, à Grunz et à moi, il nous a dit que lui et sa femme avaient reçu un message de leur fille…

– Un message psy?

– Ouais… dans un rêve… Elle leur disait qu’elle allait bientôt quitter la station de recherches et qu’elle se rendrait sur Terre… Dans leur “ rêve ”, les parents de Dakota lui ont conseillé d’aller chez Grunz et, à leur réveil, ils nous ont appelés et ils nous ont raconté l’histoire… Un peu plus tard, Grunz et moi on a été “ contactés ” par Dakota… Les parents voulaient pas se déplacer eux-mêmes, ils étaient surveillés. Ils nous ont fait confiance, tu piges? Je suis responsable d’elle, maintenant.

– Putain, j’ai craché en secouant la tête, c’est vraiment trop dingue.

– C’est vrai, a lâché Youri, rêveur, c’est vraiment dingue, j’le reconnais…

J’ai dormi au Centre cette nuit-là, sur un sofa de l’appart de Youri, face à la terrasse qui surplombait la vallée. Je me suis profondément endormi vers deux-trois heures du matin.

Evidemment, j’ai fait un rêve.

Et, évidemment, c’était un rêve de Dakota.

Le train roulait dans un paysage obscur. Le wagon baignait dans une lumière jaune et les fenêtres étaient noires.

C’était un wagon vieux d’un siècle, style Orient-Express, avec des banquettes de cuir et des boiseries.

Le wagon était désert, jusqu’à ce qu’apparaisse une femme en robe noire des années 30, à l’autre bout.

Je l’ai immédiatement reconnue.

Je me suis assis en face d’elle et j’ai pu observer une coiffe et une voilette à la mode des films noirs du XXe siècle, La Veuve de l’Orchidée, ou Shanghaï Express

– C’est un de mes neuro-univers préférés, un des plus réussis.

J’ai acquiescé, après un coup d’oeil appréciateur auluxueux mobilier roulant.

– J’vous fais venir ici pour vous prévenir.

– Me prévenir de quoi?

– Ils sont sur ma piste.

– Qui ça, les types de l’ONU?

– Oui… enfin… L’équipe spéciale de l’UCHRO…

– UCHRO? Jamais entendu parler. J’en connais pourtant un rayon…

– Bouclez-la, vous ne connaissez rien… UCHRO, c’est Unknown Cortex Human Ressources Organization, c’est un département ultra-secret, ils l’ont mis en place exprès pour nous…

– Qui, nous?

– Nous, les autres comme moi…Bon, écoutez, leur escadron de pisteurs a remonté ma trace jusqu’à Munich, ce qui veut dire qu’ils sont déjà à Grenoble… J’ai contacté Grunz pour lui dire de quitter la ville, et je vais vous conseiller d’en faire autant.

– Paniquez pas, je suis un grand gars…

Là, elle s’est violemment empourprée.

– Fermez-la! Et ouvrez grandes vos antennes: ils viendront sûrement fouiner par ici et ces gars-là sont des sérieux, formés par les meilleurs services spéciaux de la planète, ou le Space Corps des Marines. Ils sont dotés d’armes anti-psy qui sont également très efficaces contre les humains, alors j’ai dû prendre des mesures… draconiennes.

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– Vous vous en rendrez compte en vous réveillant… Dans quelques secondes, je vais disparaître. Puis le wagon suivra, et vous vous réveillerez, dans deux ou trois heures… Je peux aussi vous dire que ce sera une fille…

– Dakota, attendez… j’ai fait, dans un élan instinctif.

– Non, j’use de l’énergie inutilement, je dois interrompre la communication.

Merci pour l’énergie inutile, j’ai pensé, piqué au vif, avant que tout ne s’éteigne dans l’ordre qu’elle avait annoncé.

Lorsque je me suis réveillé, il faisait encore nuit. Une nuit noire.

Tellement noire que je n’y voyais plus rien dans le recoin où je me trouvais. J’ai trouvé ça bizarre, parce que ça fait des décennies que je connais les nuits boréales électriques de la conurb.

Je me suis levé et j’ai marché jusqu’à la baie vitrée qui s’ouvrait sur la terrasse.

J’avais jamais vu ça de ma vie. Même lors de la guerre civile, alors que j’avais dix ans, les parties en présence avaient essayé de conserver intactes les centrales énergétiques.

La nuit était noire et elle s’étendait de toutes parts.

Plus d’éclairage urbain, plus de feux, plus d’écrans publicitaires géants, plus de lumières dans les appartements, à des kilomètres à la ronde. Plus rien. Même les bulbes lumineux du centre politico-financier de Marne-la-Vallée avaient disparu.

Pour la première fois de mon existence, je pouvais discerner le ciel de nuit au-dessus de la Ceinture, sans les interférences du dôme d’énergie dégagé par la ville.

Les étoiles brillaient comme une réplique cosmique de la conurb disparue. Je pensais à monsieur Tchou, et je me disais que son ciel nocturne façon manga devait lui sembler bien inutile maintenant.

J’ai entendu du bruit derrière moi et j’ai vu Youri qui rappliquait.

– T’as vu? il a fait.

– Y’a plus rien à voir, c’est ça qu’est drôle.

– Connard. Merde, pourquoi qu’elle a fait ça?

Je me suis tourné vers lui.

“ Qu’est-ce qui lui prend? Il fait semblant de pas savoir?… ”

– A ton avis? Tu penses que c’est juste parce que le programme de télé lui plaisait pas?