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– Pas grand-chose, la routine.

– Y’a pas de routine dans ton boulot, me fais pas marcher.

– J’t’assure, Youri… la surveillance du Fonds McKenzie, le siège de la Eastern Kodak-Fuji à Budapest, l’ordinaire.

– Vous êtes pas sur le truc de l’aéroport?

– Le truc de l’aéroport? j’ai répondu doucement, de la manière la plus détachée possible. Ça faisait trois-quatre jours que les patrons nous avaient câblé un message clair, net et concis. Les agences privées de la Ceinture Sud étaient mises à contribution pour pister, collecter et trier toutes les informations possibles et imaginables sur l’affaire de l’aéroport. Une semaine auparavant le corps mutilé d’une jeune adolescente de quatorze ans, disparue depuis un bon mois, avait été retrouvé sur les pistes désaffectées de l’ancien aérodrome d’Orly-Sud.

L’opération devait être menée avec un code de confidentialité maximum, stipulait fermement le message. Fermez vos gueules, en clair.

– Ouais, le truc de l’aéroport, alors, vous êtes dessus, y parait? a repris le clone de Youri, en grimaçant. Tu sais que mes communications sont ultra sûres, tu peux dial sans prob’.

– J’vois pas à quoi tu fais allusion, j’ai lâché, glacial, en éprouvant le goût amer du mensonge sur ma langue.

– Y’a des bruits qui courent sur le réseau, depuis ce matin, t’as pas vu? On dit que les agences privées sont envoyées au charbon sur l’affaire du tueur de l’aéroport…

– Des conneries, Youri… C’est le domaine des flics, ça, c’est pas not’boulot… Bon, c’est quoi la teneur de ton message?

Un instant de silence. Le clown pencha la tête sur le côté, m’observant d’un air perplexe.

– J’comprends pas que tu puisses manquer de confiance à ce point-là. Je sais que vous êtes sur le truc du tueur, je sais même que les flics et vous, vous soupçonnez l’affaire d’Orly d’être liée aux crimes du fleuve, me prends pas pour un vieux cave dépassé, jeune con, j’ai mes contacts…

Putain de nom de Dieu, que je me suis dit, conscient du blasphème, les sources d’information de Youri étaient toujours aussi sûres. Les crimes du fleuve s’étaient déroulés pendant toute l’année précédente, et jusqu’à la fin de l’hiver. Six corps repêchés dans la Seine, aux abords de l’ancien port fluvial de Choisy-le-Roi et du pont du Port-à-l’Anglais. Les flics savaient que la séquence du fleuve et le crime de l’aéroport étaient l’oeuvre du même mec, à cause d’une foule de trucs et du détail principal qui signait la série aussi sûrement qu’une empreinte génétique sur une carte à neuropuce: toutes les victimes avaient subi la même opération chirurgicale un peu spéciale, un forage dans le crâne effectué à l’aide d’une microfraiseuse, du modèle de celles utilisées pour l’usinage de précision en robotique industrielle, avec une mèche d’acier composite carbone-tungstène de 2 millimètres. C’était le seul détail essentiel que les agences privées étaient autorisées à délivrer à leur personnel, mais on nous avait aussi câblé un rapport de synthèse contenant un résumé des autopsies. Fallait avoir le coeur bien accroché. L’âge des victimes s’étageait entre quatorze et vingt-six ans, les actes de barbarie qu’elles avaient subis dépassent l’imagination.

J’ai rapidement élaboré une chimie de vérité et de fiction, afin de m’en sortir. Evidemment, j’avais conscience que j’allais continuer de mentir à un ami, tout en trahissant le contrat de confidentialité qui me liait à l’agence.

– Le truc classique, Youri, on nous demande d’ ouvrir l’oeil et de communiquer toute information un peu bizarre qu’on pourrait capter…

– Et alors, t’en captes?

– Non, pour moi, c’est le boulot des flics, on n’a pas à s’ en mêler.

J’ai vu le clown hocher la tête en signe de dénégation.

– Incroyable, tu t’intéresses pas au cas d’un tueur en série alors que t’en as un sous la main? Tu fais même pas de petites vérifs croisées, avec les disparitions récentes ou d’autres vagues de crimes non résolus sur le territoire eurofédéral?

J’ai poussé un soupir. J’allais devoir m’embourber dans le mensonge. Ce type de statistiques, c’est très exactement ce qu’on nous demandait d’établir, dans la plus totale confidentialité, évidemment.

– Mon job, c’est le contre-espionnage techno, j’suis pas criminologue… lâche-moi avec ce truc, j’ai justement du boulot en attente pour le Fonds McKenzie…

Le clown s’est marré.

– Oublie le Fonds McKenzie, faut que tu passes au Centre.

Le Centre, c’était le nom de code pour l’immeuble semi-désaffecté de la fin du XXe siècle dans lequel Youri vivait, avec quelques poètes mi-scientifiques, mi-clochards mystiques, qui expérimentaient drogue sur drogue et déliraient mécanique quantique et religions comparées pendant des heures. J’aimais bien le “ faut ”.

– Aujourd’hui?

– C’est ça. Ce soir, si tu peux pas faire autrement. Tout de suite, ce serait mieux.

J’ai observé le clown de synthèse qui conservait l’anonymat au visage de Youri. Il ne permettait pas de lire la moindre trace d’émotion qui aurait pu renseigner sur son état intérieur. Youri étant un vrai pote, j’ai concédé sur une ligne équitable.

– Je passe ce soir. Tu peux me dire de quoi il s’agit, express?

– Des amis, m’a répondu le clown. Une connexion que j’ai à l’université de Grenoble et au CERN. L’un d’entre eux a des ennuis, j’ai besoin de tes services.

J’ai essayé de sonder le visage virtuel, dans un réflexe voué à l’échec.

– C’est pas pour tes conneries de tueur en série, sûr? que j’ai fait, en tablant sur l’incapacité de ma neuromatrice à laisser passer un tel mensonge, si jamais le “ clone-agent-intelligent ” de Youri avait eu cette fantaisie.

– Non, a répondu le visage du clown-tueur, impassible. Elle a vraiment de gros ennuis. J’ai besoin de tes services.

Elle. Une amie, j’ai corrigé mentalement.

Le visage aux couleurs criardes restait immobile au centre de l’écran, attendant une réponse, comme un gag qui tardait à venir de la part du compère.

– Je passe ce soir, j’ai lâché.

Puis j’ai abrégé la communication.

2 Bibliothèque de survie

Lorsque le Centre avait été construit, à la fin des années 80, les dernières années fastes du pays (l’ultime luxe royal de la République, disait Youri), les architectes qui avaient conçu le bâtiment l’avaient nommé Résidence Utopia. Il était de style postmoderne, c’est-à-dire un peu n’importe quoi autour d’une structure fonctionnaliste genre Bauhaus. Il faisait quatre étages de haut, avec la forme générale d’un gros paquebot et tout un réseau de passerelles, d’escaliers et de couloirs qui serpentaient comme des coursives de navire entre les patios romains ou néo-arabes, les jardins intérieurs et les penthouses qui ornaient les toits. Quand les premières arcologies apparurent au début du XXIe siècle, l’immeuble ne dépareilla pas. Abandonné depuis la fin des années 2010 après la chute du régime national-populaire et les guerres civiles qui s’ensuivirent, il avait été récupéré depuis peu par Youri et ses potes, qui avaient réussi à faire classer l’immeuble par un eurocrate quelconque et à obtenir une subvention pour le remettre en état.

Il servait désormais de “ plate-forme d’expérimentation de la vie future ”, selon les mots de Youri.

Youri et ses potes pensaient que le seul avenir des marginaux, comme toujours, se trouvait sur la Nouvelle Frontière, comme il disait. Là-haut, dans l’espace. Dans l’ anneau-cité orbital qui se mettait en place depuis une vingtaine d’années avec des fonds de l’ONU et de toutes les grandes agences spatiales du monde. Ou sur la ville lunaire qui voyait le jour autour de Camp Armstrong, dans la mer de la Tranquillité.

Lui et sa bande de scientifiques hors normes établissaient depuis des mois les plans d’une station spatiale, en regroupant des devis et des technologies du monde entier. Ils avaient tous suivi des stages d’entraînement civils au Space Camp de Vélizy, même Youri, et ils avaient le projet de s’équiper rapidement d’une centrifugeuse russe d’occasion, le genre de truc qu’on peut trouver en Tchécoslovaquie ou en Pologne, pas loin. Ils espéraient obtenir incessamment l’agrément de la toute nouvelle Space Development Authority de l’ONU. Ne resterait plus qu’à trouver un crédit auprès d’une banque. On disait que les sociétés de capital-risque du Sud-Est asiatique s’implantaient en Europe occidentale depuis peu, à la recherche de talents représentatifs de la culture du continent. Youri m’avait montré la manchette qui clignotait au sommet de la première page de Business Week Euro. Le papier optique à mémoire scintillait et éclairait ses doigts d’une lueur mauve. Son sourire me semblait aussi mystérieux que les évocations des grands espaces sibériens de son enfance. Je savais pourtant pourquoi il souriait ainsi. Je n’ignorais rien de l’immense bibliothèque que lui et les autres résidents du Centre avaient rassemblée, et qui tenait sur tout le sous-sol et une bonne partie de l’entresol. Des dizaines de milliers de livres. Tous ces livres méritaient d’etre embarqués dans une station, d’après Youri et les autres, même s’il était possible de se plugger une neuro-rom ou de se brancher sur une banque de données pour accéder au contenu du bouquin. Beaucoup de ces ouvrages étaient des incunables. Youri et ses potes avaient passé des années, certains des vies entières, à les accumuler.