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Quoi qu'il en soit, je n'avais pas d'autre solution que d'établir une défense organisée. Si Batís disposait d'un fortin vertical, moi, j'entourerais la maison d'une tranchée. Cela les empêcherait de s'approcher des accès. Mais j'avais un problème de temps et d'énergie : pour un homme seul, creuser cette surface requérait de grands efforts de sape. D'autre part, les monstres avaient l'agilité d'une panthère — je l'avais vu —, la fosse devrait être large et profonde. Et j'étais épuisé, depuis mon arrivée sur l'île, je n'avais pas dormi une seule heure. Si je travaillais et me défendais en permanence, je n'aurais même pas le temps d'un infime repos. Je me trouvais devant un dilemme très simple : soit mourir de la main des monstres, soit mourir de la folie que provoquerait en moi la fatigue, physique et mentale. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que les deux destins convergeaient. Je décidai de simplifier les travaux au maximum. Je me bornerais pour l'instant à creuser de grands trous sous les fenêtres et la porte. Je devais escompter que cela suffise. Je pratiquai des demi-cercles, puis je plantai dans le fond des pieux effilés au couteau. J'avais rapporté bon nombre de ces troncs de la plage. En les ramassant, tout près de l'eau, j'eus une idée logique. Leurs formes, leurs mains palmées, tout indiquait que les monstres provenaient des profondeurs océaniques. « Dans ce cas, me dis-je, le feu est une arme primitive mais très utile. » La théorie des contraires, effectivement. Et quand on connaît le rejet instinctif des bêtes sauvages pour le feu, comment n'aurais-je pas obtenu de bons résultats avec des animaux amphibies ?

Pour renforcer mes défenses, je fis des piles de bois, de livres également. La flamme du papier dure moins longtemps mais elle est plus intense. Je me dis que j'obtiendrais peut-être ainsi une surprise foudroyante. Adieu Chateaubriand ! Adieu Goethe, adieu Aristote, Rilke et Stevenson ! Adieu Marx, Laforgue et Saint-Simon ! Adieu Milton, Voltaire, Rousseau, Góngora et Cervantes ! Mes chers amis, on vous vénère, mais que l'admiration ne se mêle pas à la nécessité : vous êtes soumis à la contingence. Je souris pour la première fois depuis le début du drame, parce que, tandis que je constituais les piles, tandis que je les arrosais de pétrole et pratiquais une rigole pour les relier au futur bûcher, tandis que j'effectuais ces opérations, je découvris qu'une seule vie, en l'occurrence la mienne, avait davantage de valeur que les œuvres de tous les génies, philosophes et lettrés de l'humanité entière.

Enfin, la porte. Si je creusais sous l'entrée et y plantais des pieux, je me barrais le chemin à moi-même. Aussi, avant toute chose, confectionnai-je une plaque en bois, que je poserais sur le trou comme un pont. Mais à ce stade je n'en pouvais plus, j'atteignais mes limites. J'avais creusé la surface qui s'étendait au pied des fenêtres, j'avais ramassé du bois, je l'avais transformé en lances que j'avais fichées dans le sol. Sur une seconde ligne de défense, plus éloignée, j'avais posé les piles de bois et de livres, les avais reliées à une mèche à pétrole. Le soleil déclinait. On pourra juger mon discernement, en aucun cas mon instinct : la nuit venait et je savais, de source atavique, que l'obscurité est l'empire des carnassiers. « Réveille-toi, réveille-toi, me disais-je à voix haute, ne t'endors pas. » Comme je n'avais pas beaucoup d'eau, je m'aspergeai le visage de gin froid. Ensuite, un temps mort. Il ne se passait rien et je soignai les ampoules aux mains que j'avais contractées en saisissant des braises, et les égratignures au cou, œuvre des griffes assassines. Le trou sous la porte n'était pas terminé. C'était là le moindre de mes soucis. Avec les malles contenant mes bagages, je construisis une solide barricade.

J'ai dit que la lettre de mes supérieurs avait failli me tuer. C'est une façon de présenter les choses. Cette lettre fut la raison pour laquelle je ne parvins pas à ouvrir deux caisses. Mais je le fis à cet instant, avant tout parce que je craignais que mes forces ne m'abandonnent si je me relâchais. Et je suis convaincu que jamais personne, nulle part, n'a ressenti de joie aussi grande en ouvrant un rectangle de bois. Je soulevai le couvercle, déchirai le carton et à l'intérieur, protégés par la paille, il y avait deux fusils de la maison Remington. La deuxième caisse contenait deux mille balles. Je me mis à pleurer comme un enfant, à genoux. Inutile de préciser qu'il s'agissait d'un cadeau du capitaine. Au cours de la traversée, nous avions échangé des opinions, il se rendait compte que je détestais les militaires et l'esprit militaire. « Ils sont un mal nécessaire, avait-il dit. Le pire, chez les militaires, c'est qu'on dirait des enfants, lui avais-je répliqué, tout l'honneur que leur rapportent les guerres se résume en une chose : pouvoir les expliquer. » Nous eûmes de nombreuses conversations à la tombée de la nuit, et il savait que s'il m'offrait des armes à feu je les refuserais ; avec une grande discrétion, au dernier moment, il ajouta les caisses à mon équipage. Enfin, si on m'avait donné cinquante nommes tels que le capitaine, j'aurais fondé un nouveau pays, une patrie ouverte, et je l'aurais baptisée du nom d'Espérance.

Les ténèbres vinrent. Le phare s'alluma. Je maudis Batís, Batís Caffó. Son nom serait pour toujours lié à celui de l'infamie. Peu m'importait sa folie, tout ce qui comptait pour moi était qu'il connaissait l'existence des monstres, et qu'il m'avait laissé dans l'ignorance ; je le détestais avec la virulence des faibles. J'eus encore le temps d'improviser de petites meurtrières dans les fenêtres, des orifices arrondis qui permettraient le passage d'un canon de fusil. Et au-dessus des meurtrières, des judas longs et étroits. Ainsi, je pourrais voir à l'extérieur sans avoir besoin d'ouvrir les volets. Mais il ne se passait rien. Aucun mouvement, aucun bruit suspect. Par la fenêtre qui donnait sur la mer, je pouvais voir la côte. L'océan était calme et les vagues caressaient le sable plus qu'elles ne le cinglaient. Une étrange impatience s'empara de moi. S'ils devaient venir, qu'ils viennent. Je désirais voir des centaines de monstres charger contre la maison. Je voulais leur tirer dessus, les tuer l'un après l'autre. Tout plutôt que cette attente exaspérante. Toutes les poches de mon manteau étaient remplies de dizaines de balles. Leur poids me réconfortait et m'encourageait. Des balles couleur cuivre dans la poche gauche, des balles dans la poche droite, des balles dans les poches poitrine. Je mastiquais des balles. Je serrais si fort mon fusil que les veines de mes mains ressortaient comme des rivières bleues. A la ceinture que j'avais passée par-dessus mon manteau, un couteau et une hache. Ils vinrent, bien sûr.

D'abord, apparurent des têtes qui s'approchaient de la côte. Telles de petites bouées mobiles, qui avançaient comme des ailerons de requin. Ils devaient être dix, vingt, je ne sais pas, une véritable troupe. A mesure qu'ils foulaient le sable, ils se transformaient en reptiles. Leur peau mouillée ressemblait à l'acier d'une sculpture huilée. Ils rampaient sur une centaine de mètres puis se relevaient, dans un bipédisme parfait. Mais ils avançaient le torse un peu penché en avant, comme quelqu'un qui lutte contre la bourrasque. Je me souvins du bruit de la pluie la nuit précédente. Ces pieds de canard ne pouvaient que se sentir hors de leur élément. Ils écrasaient le sable et les cailloux épars en laissant de grands trous, comme s'ils avaient foulé de la neige molle. De leurs gorges sortait un murmure de complot général. Cela me suffisait. J'ouvris la fenêtre, lançai une bûche en flammes qui embrasa le pétrole, le bois et les piles de livres, et je refermai. Je tirais par la meurtrière, sans cible précise. Les créatures se dispersèrent en faisant des bonds, comme un asile de sauterelles abyssales, poussant des cris féroces. Je ne distinguais rien. Juste les flammes, d'abord très hautes, eux se découpant à moitié derrière, corps qui sautaient ou dansaient avec énergie comme dans un sabbat, je vociférais moi aussi. Ils sautaient, s'agenouillaient, se réunissaient et se dispersaient, tentaient de gagner les fenêtres et reculaient. Des monstres, des monstres et encore des monstres. Ici, là, là, ici. J'allais d'une fenêtre à l'autre. Je sortais le canon de mon fusil, tirais à l'aveuglette un, deux, trois, quatre coups de feu, je chargeais en jurant comme un barbare contre Rome, tirais et rechargeais, et ainsi pendant des heures, ou peut-être seulement de brèves minutes, je ne sais pas.