Выбрать главу

L'intensité des flammes diminuait. Je compris que le feu était une protection d'ordre essentiellement moral. Mais ils s'étaient évanouis. Au début, je ne m'en rendis pas compte. Je tirai sans discontinuer jusqu'à ce qu'une douille se bloque dans la culasse du fusil. Je manipulai frénétiquement le levier. En vain. « Où est l'autre Remington ? » Les douilles cylindriques, dispersées à mes pieds, me font glisser et trébucher. Les balles contenues dans mes poches roulent à terre. Je veux les ramasser, mais balles et douilles se confondent. Je rampe jusqu'à la caisse de munitions, y plonge la main et prends une poignée de projectiles, très froids. Ces opérations me demandent un certain temps. Et je constate avec surprise qu'on n'entend plus les bramements des monstres. Je respire comme un chien battu. Je regarde par les judas. Où que porte mon angle visuel, aucun ennemi en vue. Les flammes dépassent difficilement vingt centimètres, plus bleues que rouges. Elles crépitent. Le phare balaie le paysage, par intermittence régulière. Quelle machination sont-ils en train d'ourdir ? Tout cela ne méritait pas d'être pris au sérieux. La nuit embrumait encore l'extérieur.

Au loin, une détonation perfora les couches de l'air. Et alors ? Batís tirait. Ils attaquaient le phare. Je prêtai l'oreille. Le vent m'apportait le fracas du combat, par rafales. Les monstres hurlaient avec la passion d'un ouragan, là-bas, à l'autre bout de l'île. Batís espaçait les tirs, comme s'il n'avait choisi que des cibles fixes. A chaque coup de feu, ces grognements inhumains gagnaient en puissance. Mais la modération avec laquelle Batís utilisait son fusil parlait d'un individu tranquille, de quelqu'un qui se comportait plus comme un dompteur de lions vétéran que comme quelqu'un qui danse au bord d'un précipice. Riait-il ? C'était peut-être le cas, mais je n'aurais pu en jurer.

Ensuite, une vague de vent glacé remplaça la rumeur du combat. L'air agitait la cime des arbres les plus proches. Un sifflement de branches et de feuilles secouées, et rien d'autre. J'étais de plus en plus désorienté. Cela semblait terminé, mais je ne pouvais pas baisser la garde. Qui m'assurait qu'ils n'allaient pas se retourner à nouveau contre la maison ? Mais ce ne fut pas le cas.

*

A la première heure, la lumière semblait filtrée par une gaze couverte de farine. Malgré les bandes et les onguents, mes ampoules aux mains s'étaient infectées. Je suppose que c'était dû à la force avec laquelle je serrais mon fusil à toute heure. Mon haleine sentait le tabac froid ; ma bile avait un goût de sucre brûlé. Mon état général était déplorable. Faiblesse dans les genoux. Tensions dans le cou. Vision floue avec des points jaunes. Je pouvais éprouver de la pitié envers ma propre personne, mais les monstres ne me la pardonneraient jamais. Les piles de troncs et de livres fumaient encore. Je creusai devant la porte. Et au milieu de la matinée, une visite tout à fait inattendue.

Batís était l'image parfaite du chasseur sibérien, volumineux et farouche. Il portait un bonnet en feutre pourvu de grandes pattes pour les oreilles et un manteau cousu de très gros fils, de nombreuses boucles. Les courroies lui sanglaient la poitrine. Il portait son fusil et une sorte de harpon accroché dans le dos. Il avançait progressivement mais très sûr de lui, avec une indolence d'éléphant, le pas lourd. Je ne peux évidemment pas dire que je fus réjoui de le voir. J'étais dans le trou jusqu'au torse. Je cessai de creuser.

— Agréables, n'est-ce pas ? Je veux parler des faces de crapaud, ajouta-t-il, presque avec sympathie.

Et il ajouta d'un air neutre, avec un soudain changement de ton :

— Je croyais que vous seriez déjà mort.

Je contins une réaction agressive. J'avais besoin de cet homme, et en réagissant de façon passionnelle je ne ferais qu'étouffer les manœuvres diplomatiques.

— Prenez, dit-il en me tendant un petit sac contenant des haricots. Vous pouvez aussi utiliser la fontaine.

Il employait le ton avec lequel on s'adresse aux agonisants : tout leur accorder à l'exception de la vérité.

— J'ai besoin d'un peu plus que d'un sac de haricots, Batís, dis-je, toujours à l'intérieur du trou. Le phare, Batís, le phare. A l'extérieur du phare, je suis un homme mort.

— Cette nuit il va pleuvoir, fit-il en regardant le ciel. Mauvais. La pluie perturbe les faces de crapaud.

— Soyez raisonnable, protestai-je, la faiblesse mentale sur les lèvres. Quel sens cela a-t-il que nous nous battions en solitaires ? Quand ils sont entourés de prédateurs, la cause des hommes n'en fait qu'une.

— Prenez toute l'eau que vous voudrez ; elle est pour vous, vraiment. Et les haricots. J'ai aussi du café. Du café ? Vous voulez du café ? Bien sûr, que vous en voulez. Vous avez besoin de café, beaucoup de café.

— Pourquoi me rejetez-vous ? Vous devriez juger mes intentions, pas ma présence.

— Votre présence indique vos intentions. Vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne comprendrez jamais.

— La question, dis-je, est de savoir si nous pouvons nous comprendre.

— La question, dit-il, est que je suis plus fort.

Je ne pouvais pas le croire. Je me mis à crier :

— Laisser mourir revient à tuer ! Vous êtes un assassin ! déclarai-je. Un assassin ! Tous les tribunaux du monde vous condamneraient. Par action ou par omission, vous me jetez dans la fosse aux lions. Vous vous protégez dans votre phare et vous contemplez le spectacle comme un patricien au Colisée. Vous êtes satisfait, Batís ? grognai-je, de plus en plus indigné.

Il se mit à genoux. De la sorte, nos têtes se trouvaient à la même hauteur. Il croisa les doigts et s'éclaircit la voix. Mes protestations ne l'avaient pas affecté.

— Une autre personne ne tiendrait pas dans le phare. C'est comme ça. Je n'attends pas que vous le compreniez, simplement que vous l'acceptiez.

Il fit une longue pause sans oser me regarder de ses petits yeux mongols. Puis :

— Hier j'ai entendu des coups de feu. Je me demande si notre armement est compatible…

Il n'acheva pas sa phrase, il me laissa deviner moi-même le reste. Il résistait sur l'île depuis beaucoup plus longtemps que moi et devait commencer à manquer de cartouches. C'était le comble de la bassesse. D'un côté il se désintéressait de ma vie, de l'autre, il me demandait des munitions pour défendre la sienne. Et tout cela en échange d'un petit sac de haricots. Je lui lançai une pelletée de terre au visage :

— Prenez ça ! C'est assez compatible pour vous ? Criminel !

Je sortis du trou. J'envoyai en l'air le seau et les haricots en donnant un coup de pied dedans. Ce geste le déconcerta plus que n'importe quel argument.