— Je ne cherche pas la violence ! Même si vous ne me croyez pas, je ne vous souhaite aucun mal. Je ne suis pas un assassin, déclara-t-il, mais en même temps il prit le harpon dans son dos.
Il ne me menaçait pas clairement, il le tenait des deux mains, entre lui et moi. « Hors d'ici, hors d'ici », criai-je, tendant le bras, de la même façon que l'on expulse les pauvres d'un restaurant onéreux. Mais il ne partait toujours pas. Pendant quelques brefs instants, il se tint sur la défensive, sans renoncer à son objectif. « Hors d'ici, tortue humaine, hors d'ici », l'insultais-je, tandis que je marchais résolument vers lui. Batís reculait lentement, sans me tourner le dos. Je n'étais personne, juste un obstacle entre lui et les balles. Il comprit qu'il ne parviendrait pas à ses fins. Il se retourna et s'en alla avec une indifférence absolue.
— Un jour vous paierez ! Vous paierez pour tout ça, Caffó ! le maudis-je quand il n'avait pas encore disparu dans la forêt. Mais il ne prit même pas la peine de me répondre.
Maintenant j'étais sûr qu'ils n'attaquaient que de nuit. Batís avait emporté ses armes, certes, mais plus pour se défendre de moi que des monstres. Dans le cas contraire il ne se serait pas promené aussi impunément sur l'île. Malheureusement, ces certitudes me venaient trop tard. Je craignais que mon premier repos ne fût mon dernier sommeil. Qui m'assurait que je me réveillerais le soir ? Qui m'assurait qu'une fois que j'aurais capitulé je ne tomberais pas dans un sommeil fatal ? J'avais aussi peur des monstres que de l'absence de défense. Et, cependant, tout au long de la journée, je fus vaincu par des moments de faiblesse. On ne peut pas dire que j'aie dormi. C'était une somnolence narcotique. Plus proche du delirium tremens que de l'onirisme à proprement parler. Devant moi, à la frontière de la conscience, m'apparut un mélange de visions, de souvenirs, de mirages et d'hallucinations dépourvus de sens. Je vis une petite partie du port d'Amsterdam, ou de Dublin, je ne sais pas. Des taches de goudron flottaient à la surface de l'eau, qui tombait sur les pieux en bois et sonnait creux. Je me vis dans la maison sur l'île. Un démon à figure humaine dormait dans mon lit ; je tendais une main et pouvais presque le toucher du bout des doigts. Je me réveillais, plus ou moins. Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir. Que vont-ils me faire ? Que vont-ils me faire ?
Troisième nuit blanche. Combien de temps un homme peut-il vivre sans dormir ? Comme l'avait annoncé Batís, il plut des cordes. Coups de tonnerre et éclairs. La première couche de nuages était très basse. Au-dessus, des explosions blanches, vastes comme des lacs, éphémères comme des allumettes que l'on craque. Les coups de tonnerre résonnaient comme des services de table de mille assiettes brisées à coups de marteau. Des judas, je pouvais voir la surface de la mer en ébullition. L'horizon nocturne resplendissait de volées de cuirassés qui livraient des batailles navales. Les éclairs perforaient le ciel et tombaient avec une verticalité fragile et perdue.
Ensuite, la pluie dégénéra en un rideau opaque. La visibilité extérieure se réduisit à quelques mètres, à quelques centimètres. L'eau rebondissait contre le toit en ardoise. Les gouttières la conduisaient vers les pentes d'où elle tombait en bruyantes cataractes. Cette fois, je ne les vis pas arriver. Soudain, la porte se transforma en un tambour frappé par des douzaines de poings furieux. Elle retentissait si fort que les malles qui la renforçaient à l'intérieur, en barricade, tombèrent. Moi aussi. Je tombai à genoux. Un sort maléfique me faisait m'enfoncer, capituler. Le tremblement de terre affaiblissait la porte, de même que ma volonté de lutter.
Toute l'horreur du monde se concentrait dans cette porte convulsée. J'étais au-delà de la reddition, au-delà de la fatigue ; mais je n'étais pas encore au-delà de l'apathie, et je ne pouvais donc pas accepter paisiblement mon destin. Je n'entendais pas la voix des monstres.
Seulement la force de la pluie et des coups, les coups, se superposant les uns aux autres. Je pleurnichai à petites larmes, et tout en pleurant, pendant que je me mordais le poing, je savais, je constatais qu'aucune providence ne viendrait jamais me sortir de l’ile. La porte cédait. Je tremblais comme une feuille de laurier bouillant dans une marmite, j'allais exploser en morceaux d'un instant à l'autre. Paralysé, hypnotisé, j'étais incapable de détacher mes yeux de la porte. Et ce fut précisément à ce moment que se produisit un miracle, mais à l'envers.
Je n'avais plus besoin de salut, c'était inutile. D'ici peu, je serais de la charogne. Le miracle était que peu m'importait de mourir. J'étais mort, en fait. J'étais mort, donc, et en l'assumant, ma position de fœtus, dans un coin, me sembla inutile, qui plus est, ridicule. J'étais mort, mais je ne tremblais pas. J'étais mort, et avant de mourir il m'était donné de connaître l'essence de l'abîme. Parce que, que pouvait être cette porte secouée sinon l'idée pure de l'horreur ? J'avais si peu de forces que je me traînai par terre. Ma dernière volonté consistait à toucher cette porte du bout des doigts. Comme si le contact m'avait révélé une source de sagesse universelle, une connaissance diffusée de toutes parts, mais qui est à la seule portée de ceux qui obtiennent une audience dans les palais de lumière. Quelques centimètres m'en séparaient. Ma paume se tendait devant la porte comme s'il s'était agi d'un mur en verre. Mais à ce moment précis, à coups de poing, l'un des monstres élargit l'ouverture qui servait de judas. Son bras entra par le trou, tomba comme la queue d'un scorpion et m'attrapa par la cheville.
— Non !
En un clin d'œil, je passai de la spiritualité la plus élevée à l'animalité la plus primaire. Non, je ne voulais pas mourir. Je mordis la main à pleines dents, de toute la force de mes mâchoires, en y plantant mes incisives, brisai de petits os et déchirai la membrane qui unissait le pouce à l'index. Son propriétaire émit un cri de douleur long, très long, sans fin, mais il ne me lâchait pas. Je forçai avec mes mandibules, prenant appui sur les talons, jusqu'à ce que quelque chose cède. A cause de l'élan, mon crâne alla se cogner par terre. J'avais le visage et les cheveux couverts de sang bleu ; il me coulait sur le menton et dégoulinait sur mes coudes. Je me retournai comme un singe éméché, sans me relever. Après, longtemps après, je comprendrais que c'était moi qui produisais ces sons horripilants, les dents serrées. Mes mains palpèrent par hasard l'un des fusils. Je le chargeai comme l'aurait fait un aveugle, sans regarder où que ce fût. Les projectiles traversèrent la porte. Les balles creusaient des trous. Des copeaux couleur crème volaient à diverses hauteurs. Ils émettaient des cris de meute frustrée. La porte se transforma en passoire. Ils étaient partis, mais je continuais à tirer. La tempête s'éloignait. A l'aube, la pluie n'était qu'une bruine lente et sans substance. Avant l'arrivée de la lumière, je ne m'étais pas rendu compte que j'avais la bouche tendue, raide et pleine. Je crachai un demi-doigt et une membrane plus grande que les papillons du Brésil.
Le dernier éclair de cette nuit illumina mon intelligence. J'avais un millier de monstres contre moi. Mais, en fait, ce n'étaient pas mes ennemis, de la même façon que les tremblements de terre ne sont pas les ennemis des bâtiments, ils sont, simplement.
Mon unique ennemi portait un nom et s'appelait Batís, Batís Caffó. Le phare, le phare, le phare.
V
Je n'étais pas un bon tireur. Mon passé d'activiste ne m'était d'aucune utilité : je n'avais jamais utilisé d'arme. Maintenant, mon parcours me semblait empreint d'ironie, j'avais reçu, caché et distribué des centaines de fusils, mais je n'en avais fait qu'un usage très modéré. De toute façon, j'étais décidé à m'entraîner, et, comme on le sait, en cas de nécessité, on apprend vite. Le Remington disposait d'un curseur pour préciser les distances. Je le fixais à cinquante, soixante-quinze, cent mètres, et tentais de viser juste avec des boîtes d'épinards vides. Là se dressa mon premier obstacle. Tout au long de la matinée, je m'entraînai avec un succès plus que médiocre. A la faiblesse du corps s'ajoutait celle de l'esprit. L'épuisement général émoussait mes sens. Je tentais de viser la cible, je fermais un œil et je voyais double. Tout mon système nerveux s'effondrait à grande vitesse. A la menace mortelle et constante s'ajoutait le manque de sommeil, vieille torture. Plus qu'altérés, les rythmes physiologiques avaient disparu. Je donnais des ordres à mon corps comme un colonel à son régiment. Mange. Bois. Bouge. Urine. Ne dors pas ! Oui, le besoin de sommeil et la peur du sommeil. Je vivais dans une région mentale où l'insomnie et le somnambulisme se confondaient.