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— Ils sont pacifiques, Batís ! criai-je. D'un bras, je protégeais le triangle, de l'autre, je fendais l'air en faisant des signes. Ils ne nous veulent pas de mal !

— Cachez-vous dans le phare, Kollege ! je vous couvre !

Il manipulait son attirail. Avec une mèche, il avait relié toutes les boîtes en fer aux feux de Bengale qu'elles contenaient. L'ouverture des boîtes nous visait directement.

— Ne faites pas ça, Caffó ! Ne l'allumez pas !

Il le fit. Les canons n'étaient pas assez longs et les feux de Bengale suivirent une trajectoire erratique. Certains lançaient des étincelles sur nos têtes, d'autres rebondissaient par terre avant d'exploser. Des feux d'artifice à huit couleurs envahirent l'esplanade. Je me jetai par terre avec le triangle sous le ventre, mais dans la confusion il m'échappa comme un poisson mouillé.

Les citaucas volaient dans les airs et tombaient au sol, esquivant les feux de Bengale et les tirs de Batís. Les balles passaient tout près de ma tête, elles sifflaient comme des abeilles qui auraient voulu nicher dans mon oreille. Le triangle pleurait de peur, entre les uns et les autres. Baissé, je lui faisais signe de venir me rejoindre, que je le protégerais de tout mal. Il hésitait. Il ne savait pas s'il devait se réfugier près de moi ou courir vers les vagues. Sa lutte intérieure m'angoissait. C'était comme si nous avions été séparés par un écran de verre dans lequel il n'y avait aucune brèche pour nous réunir à nouveau. Il finit par reculer de quelques pas. Puis il s'éloigna. Je pus le voir plonger dans la mer. Une baïonnette dans les côtes m'aurait fait moins de mal. Si irrationnel que ce fût, sa perte me faisait plus de mal que l'interruption de ce dialogue.

Une fois au phare, je montai les marches quatre à quatre. Furieux, je saisis Caffó par le col. Je le serrais si fort qu'un bouton de son manteau en cuir resta dans mon poing.

— Je vous ai sauvé la vie ! protesta-t-il.

— Me sauver la vie ? bramai-je. Vous avez tué la dernière possibilité qu'il nous restait de la conserver !

Je sortis sur le balcon. Comme il fallait s'y attendre, les citaucas avaient disparu. Le triangle n'était pas là non plus. Bientôt il ferait nuit. A la neige s'ajoutèrent des rafales de vent de travers. L'appareillage de Batís, tout en ferraille, donnait contre le fer de la rambarde. Au début, ce bruit m'exaspérait, puis il me plongea dans une mélancolie fataliste. Quel misérable tocsin, pensai-je. Batís surveillait l'extérieur, excité, et répétait : Où, où, où sont-ils ? La seule chose que je pouvais faire était de tenir mon fusil et de cracher dans le vent. Parfois je l'insultais, aigri. Nous nous scrutions mutuellement, à moitié en secret, à moitié à découvert. La nuit tomba et la situation atteignit le comble de l'absurde. Nous ne nous parlions pas, chacun à une extrémité du balcon. Nous ne savions plus si nous surveillions l'obscurité ou si nous nous surveillions mutuellement. Jusqu'à minuit il ne se passa rien. La pluie balayait la neige, constituait de petits torrents sur le promontoire granitique et y faisait naviguer des branches mortes.

A un moment donné, la lune écarta les nuages qui la recouvraient. Cela nous permit de voir quelques citaucas. Ils se trouvaient au même endroit, la lisière de la forêt. Ils ne faisaient aucun effort visible pour s'approcher du phare. Je cherchai le triangle. Mais Batís tira immédiatement. En entendant les coups de feu, les citaucas se baissèrent. Certains fuyaient à quatre pattes.

— Regardez vos amis ! dit Batís en chantant victoire. Ils rampent comme des vers de terre. Où avez-vous vu des êtres aussi misérables ?

— Sur n'importe quel champ de bataille, imbécile ! J'ai moi-même fui en rampant quand les balles sifflaient près de moi ! criai-je. Ne tirez pas ! Comment croyez-vous que nous allons nous comprendre, si nous les criblons de balles ? Ne tirez pas !

D'une main, je pointai le canon de son Remington au ciel. Mais Batís s'en libéra furieusement et fit à nouveau feu.

— Ne tirez pas ! Ne tirez pas, bâtard d'Autrichien ! dis-je, m'accrochant à son arme.

Ce fut comme si j'avais tenté de lui arracher un bras ; cela le rendit fou. Il tint son fusil à l'horizontale et me chassa du balcon d'une poussée. C'était une agression ouverte. Il m'insultait en criant. Rouge de colère, je m'assis sur une chaise en me mordant les lèvres. Il était inutile de parler à quelqu'un qui avait perdu le jugement. Il vint vers moi. Il posa le Remington, bredouilla un discours qui s'emballait parfois et se brisait, décousu, incohérent. Je me contentai de le regarder les bras croisés, comme un accusé sur son banc. Il agitait son harpon au-dessus de sa tête et s'adressait des éloges suprêmes. Aneris était assise par terre, recroquevillée contre un mur, la peau plus sombre que jamais. Elle entonna un chant d'une voix blanche.

Devenu fou, Bâtis lui asséna un coup de pied. A l'aveuglette, sans regarder où il la frappait. En ces instants, il me faisait plus peur que les citaucas eux-mêmes ; je le détestais également bien plus que je ne les avais jamais détestés. Ce tourbillon d'énergie qu'était Batís renversa des meubles entiers. D'une main, il prit Aneris par le cou et lui cria des horreurs à l'oreille en allemand. Sa grande main l'étouffait. Je crus qu'il allait lui briser le cou comme un goulot de bouteille.

Non. Il se baissa davantage vers l'oreille d'Aneris et lui murmura des paroles affectueuses. Il parlait sur un ton très différent de celui qu'il employait habituellement. Qui plus est, autour de ses yeux, le sentiment avait formé d'énormes poches de chair gonflée. Un peu plus et elles éclateraient en une mer de sanglots. Il était au bord des larmes, lui, l'incarnation humaine de la rudesse. De l'un des meubles renversés sortait un livre. C'était l'ouvrage de Frazer, que Batís m'avait caché à un moment donné.

— Mon Dieu, vous le saviez, n'est-ce pas ? intervins-je, ôtant la poussière de la couverture du livre. Vous l'avez toujours su.

En bas, les citaucas hululaient, plus indignés qu'agressifs. Toute l'humanité de Caffó s'était raidie. On pressentait l'effondrement et, au lieu de parler, je me tus. C'était le meilleur moyen de le rendre à l'évidence, de lui prouver qu'il n'avait aucun argument. Ensuite, d'une voix aimable et pédagogique, je lui suggérai :

— Batís, tout ce que nous avons à faire est de leur offrir quelque chose en échange de la paix. Ce ne sont pas des régiments prussiens, ils n'exigeront pas la moindre reddition inconditionnelle.

Je le croyais désarmé. Mais, soudain, ce fut comme s'il avait transformé mes paroles en munitions. Il me désigna d'un doigt de plus en plus menaçant. Il parla avec une astuce ironique que j'avais toujours crue hors de sa portée :

— Vous avez couché avec elle, bien sûr. Vous couchez avec elle. C'est ça !

Je voulais simplement lui offrir une sortie raisonnable : négocier la paix pour sauver nos vies. Mais il se trouvait qu'il parvenait à des conclusions exactes moyennant de faux raisonnements.

— Vos goûts amoureux ne coïncident pas avec les miens — dis-je le plus diplomatiquement possible.

— Vous l'avez eue ! dit-il dans une éruption de colère. Vous l'avez faite vôtre. Je le savais, je le savais. Je l'ai su dès le premier jour où je vous ai vu, dès que vous avez foulé le sol de ce phare pour la première fois. Je savais que tôt ou tard vous m'attaqueriez dans le dos !

Cela lui importait-il réellement que nous soyons amants ? J'en doute. Dans cette accusation, il trouvait une soupape pour déverser toute sa haine sur moi. Non, je n'étais pas le responsable d'un adultère. J'étais quelqu'un de beaucoup plus exécrable. J'étais la voix qui fracturait un univers simpliste, sans nuances. Un monde qui devait sa survie à sa capacité de maintenir le noir et le blanc en l'état. Cette crosse qui me frappait comme une matraque n'était pas de la haine, c'était de la peur. La peur que les faces de crapaud ne nous ressemblent, la peur qu'ils ne réclament des choses un tant soit peu acceptables. La peur que le fait de les écouter ne nous oblige à baisser les armes. Ce fusil dont je pouvais tout juste faire abstraction, ce fusil qui voulait me fendre le crâne, me briser les côtes, parlait avec davantage d'éloquence que tout l'art oratoire. Je me disais que Batís, Batís Caffó, était allé si loin dans sa tentative de s'éloigner des faces de crapaud qu'il avait fini par devenir la pire face de crapaud imaginable : un monstre avec qui il était impossible de soutenir un dialogue.