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Je me remis en mangeant des fèves en boîte. Je claquais la langue et Aneris m'obéissait immédiatement. Elle débarrassa la table et se déshabilla à toute vitesse. A sa manière, elle était contente. Je suppose que l'ivresse avait constitué un imprévu perturbant. Mais non. J'étais là, fidèle et sans exiger d'elle davantage qu'elle ne voulait m'en donner. Je me déshabillai moi aussi. J'ôtais mon dernier pull-over quand elle changea d'attitude. Elle fait une moue électrique. Elle s'assied les jambes croisées. Elle chante en parlant, ou parle en chantant.

Mon sang circulait à nouveau dans mes veines. Assurer le blindage de la porte, allumer les lumières du phare, répartir les rares munitions qu'il me reste. Je veux avoir un feu de Bengale près de moi, mon Dieu, il m'en reste si peu. Tout est en ordre ? Oui et non. Tout était en ordre, oui. Les choses étaient si bien ordonnées qu'elles n'avaient plus besoin de moi.

Les citaucas envahirent l'île simultanément par les côtes est et ouest. Il s'agissait de deux petits groupes qui se réunissaient dans la forêt avant l'assaut. Ils s'approchèrent du feu, par petits sauts. Parfois, les projecteurs éclairaient une paire d'yeux. Certains étaient d'un vert métallique. En les visant, il me revint en mémoire un vieux manuel de lutte de la guérilla : « Les insurgés n'attaqueront une position fortifiée qu'en cas de supériorité en nombre et de nuit, toujours, particulièrement en cas d'armement inférieur. Et s'ils peuvent choisir entre deux positions ennemies, ils opteront toujours pour la moins fortifiée. » Cela peut sembler relever du pur sens commun, mais les guérilleros par vocation ont besoin de grandes leçons de sens commun.

Ils s'évanouirent, et une minute plus tard on hurlait à l'autre bout de l'île. L'ordre des choses ne réclamait plus cet homme — ma personne —, qui nettoyait tranquillement son fusil en entendant des coups de feu. Cet homme qui faisait la sourde oreille tandis qu'un autre humain luttait pour sa vie, là-bas, au tournant. Et à y bien regarder, qu'aurais-je dû faire ? Informer le capitaine français que des milliers de citaucas nous assiégeaient ? Sortir du phare, en pleine nuit ? Je comptai au moins neuf coups de feu. La seule pensée qu'il me vint à l'esprit fut qu'il devrait être interdit de gaspiller des munitions de façon aussi stupide.

*

Le lendemain je me rendis à la maisonnette. Un brouillard très épais ne me permit pas de le voir avant de me trouver presque devant la porte. D'après ce qu'on pouvait constater, il était à peu près vivant. Les cheveux emmêlés, les yeux gonflés. Il était encore habillé comme un agent d'assurances. L'île n'avait jamais vu de vêtements moins adéquats. S'il m'était resté des vestiges du sens de l'humour, j'aurais ri. Chemise blanche et sans boutons, veste noire, pantalon noir froissé et abîmé par la bataille. Une cravate lâche lui pendait même autour du cou. Un de ses verres de lunettes s'était fendillé, formant une toile d'araignée, ses chaussures étaient salies par la boue. En une nuit, il était passé de la condition de petit-bourgeois à celle de paria sans patrie. Dans sa main droite il tenait un revolver qui fumait encore. Cette petite arme, paradoxalement, ne faisait que souligner son absence de défense. Il trotta vers moi dans le brouillard :

— Monsieur Caffó, grâce à Dieu ! Je croyais ne plus jamais revoir un être humain.

Je ne dis rien, ce n'était qu'un fantôme de chair. Pendant que je fouillais dans la maison, il me suivit comme un petit chien. Chez certaines personnes, le fait d'être exposé à l'abîme provoque un bavardage compulsif. Il était volubile, je ne l'écoutais pas. Les deux caisses de munitions se trouvaient sous de grands sacs de légumes. Elles avaient la forme de petits cercueils. Avec un levier métallique, je fis sauter le couvercle de la première et il se produisit un silence, comme si l'on avait ouvert un sépulcre. Je fouillai dans les balles.

— Oh mon Dieu ! dit-il, s'agenouillant à côté de moi. Il y a certainement un fusil dans une autre caisse. Le règlement oblige les climatologues expatriés à maintenir un arsenal minimum. Hier après-midi, je m'en suis souvenu. Je ne pouvais penser à rien. Heureusement que je portais sur moi ce revolver destiné à me protéger des sodomites du bateau. Qui aurait imaginé que cette île était la résidence du diable ?

— On ne sait jamais où l'on peut se retrouver. Nous devrions connaître nos bagages déclarai-je.

— D'accord. Vous avez bien employé les vôtres…

Et il ajouta d'une petite voix timide :

— Sinon, vous ne seriez pas en vie.

Il avait raison. Ce qui ne m'empêchait pas de me sentir vaguement offensé. Je ne quittais ri des yeux ni des doigts les balles en cuivre :

— Maintenant il s'agit pour vous de bien le employer aussi. Moi, de mon côté, je ne vois aucun inconvénient à vous céder la moitié de l'île. Vous avez deux boîtes de munitions. Cela ne vous dérangera certainement pas que j'en garde une.

Il cligna des yeux sans comprendre. Il se leva. Il referma le couvercle d'un pied. Il faillit me pincer les doigts.

— Emporter les munitions au phare ? Mais de quoi parlez-vous ? C'est moi, que vous devez emmener !

Il avait changé de ton. Je l'examinai pour la première fois. C'était l'un de ces hommes qui meurent l'espoir aux lèvres.

— Vous ne pouvez pas comprendre, dis-je. Ici, tout est trouble.

— J'ai déjà pu le constater ! Des profondeurs troubles et pleines de requins avec des pattes !

— Effectivement, vous ne me comprenez pas.

Je le saisis par le cou d'une main et le traînai sur la plage. Je n'étais pas tellement plus fort que lui, mais il était décontenancé et mes muscles étaient entraînés par la mécanique de l'île. Des deux mains, je lui tournai la tête en direction de la mer.

— Regardez ! bramai-je. Cette nuit, vous avez dû les supporter, n'est-ce pas ? Maintenant regardez bien : un océan tout entier. Que voyez-vous, en dessous ?

Il gémit quelque chose et tomba sur le sable comme un pantin. Il se mit à pleurer. Je devinais ce qu'il avait vu. Bien sûr. S'il avait été capable de voir autre chose il ne serait jamais arrivé sur l'île. Un vent glacé balayait le brouillard. Le soleil était plus bas que je ne le pensais. Il cessa de pleurer :

— Depuis que je suis arrivé sur cette île, je ne comprends rien. Mais le fait est que je ne veux pas mourir ici — il ferma le poing. Je ne veux pas.

— Eh bien partez, répliquai-je. Ce phare est un mirage. A l'intérieur, vous ne trouverez aucune sécurité. N'y entrez pas. Allez-vous-en, rentrez chez vous.

— M'en aller ? Comment voulez-vous que je m'en aille ?

Il ouvrit les bras :

— Regardez autour de vous ! Vous voyez un bateau quelque part ? Nous sommes sur la dernière marche de la planète.

— Ne croyez pas au phare, insistai-je. Les hommes qui arrivent ici ont perdu la foi et s'accrochent aux mirages. Mais personne n'a jamais embrassé aucun mirage.

Je changeai de ton :

— Si vous aviez la foi, vous marcheriez sur les eaux et repartiriez à l'endroit d'où vous êtes venu.

— Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ? Ou est-ce que je parle à un dément ?

— Vous avez passé une nuit ici et vous me traitez encore de fou ? J'étais perclus de douleurs. Je suis fatigué.

Je m'assis sur une pierre. Il me regarda, halluciné. Je n'avais agi qu'en ventriloque, mes chaînes m'empêchaient de croire à ce que je venais de dire. A mon étonnement, cependant, ses yeux devinrent deux points d'une lucidité abrupte. Il ne cillait pas. Il se leva avec une énergie sauvage. Il ôta ses chaussures. Il remonta son pantalon avec des gestes secs. Il ôta sa veste et ses petites lunettes.