— Pas le visage, Selim, il doit encore servir.
Le boxeur s’est rabattu sur mes côtes.
— Il faudra que tu sois sage, à Bercy, Malaussène, tu réponds ce que tu dois répondre, rien de plus.
Il m’a retourné d’une simple torsion du poignet, et je me suis retrouvé le museau écrasé au mur, pendant que la matraque du grand maigre s’occupait de mes reins.
— On sera dans la salle. Pas loin. On sait lire, nous. On adore J.L.B.
Le vieux Belleville, le Belleville de mon cœur a goût de salpêtre.
— Tu ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose à Clara ?
Ses deux pognes me broyaient maintenant les deltoïdes. Là encore, j’aurais bien hurlé, mais cette fois-ci, c’était Belleville que j’avais dans la bouche.
— Ou à Jérémy. Les mômes de cet âge, c’est tellement imprudent…
18
Le Livre est une fête, tous les Salons du Livre vous le diront. Le Livre peut même ressembler à une convention démocrate dans la bonne ville d’Atlanta. Le Livre peut s’offrir ses groupies, ses banderoles, ses majorettes, ses flonflons, comme n’importe quel candidat à n’importe quelle mairie de Paris. Deux motards peuvent ouvrir la voie à la Rolls du Livre, et deux rangées de gardes républicains lui présenter leur sabre. Le Livre est honorable, il est légitime qu’il soit honoré. Si, quinze jours après avoir reçu une branlée monumentale, le roi du Livre en est encore à compter ses côtes et à trembler pour ses frères et sœurs, il n’en reste pas moins le caïd de la fête !
Ce soir-là, Paris s’est ouvert devant moi, Paris est devenu fluide devant la proue de ma Rolls de location et ça fait tout de même une certaine impression. On comprend que ceux qui y ont goûté puissent difficilement y renoncer. Vous êtes enfoncé dans votre siège, vous levez un nez blasé sur l’extérieur, et qu’est-ce qui défile au-dessus de vos carreaux sécurit ? Vos affiches, clamant votre nom, où s’épanouit votre bouille, toute une muraille bariolée qui égrène votre pensée, expression de vos convictions, J.L.B. OU LE RÉALISME LIBÉRAL — UN HOMME, UNE CERTITUDE, UNE ŒUVRE ! — J.L.B. À BERCY ! — 225 MILLIONS D’EXEMPLAIRES VENDUS !
Il a fallu matraquer un peu au départ, pour s’ouvrir le passage devant les portes du Crillon, et matraquer beaucoup à l’arrivée pour pouvoir s’enfoncer dans Bercy, mais en matière de gloire, la matraque c’est la prime de l’amour. Les mains se tendaient, elles plaquaient contre les vitres les photos de l’adoration. Jeunes filles amoureusement décoiffées, l’œil lourd, la bouche sérieuse, adresses, numéros de téléphone, bouquins ouverts sur le pare-brise pour une dédicace, vision éclair d’une jolie poitrine (matraque), bouches bavardes courant le long de la voiture, chute, banderoles, fausse note d’un encrier qui explose sur la lunette arrière (matraque), costumes trois pièces et complicités dignes, mères et filles, pères et fils, feux rouges grillés avec bénédiction de la préfecture, deux sifflets devant, deux sifflets derrière, le petit Gauthier, mon « secrétaire » à côté de moi, qui passe par tous les états de la terreur et du ravissement, Gauthier, pour la première et la dernière fois de sa vie, sur le grand huit de la gloire, et l’armada des autobus autour de Bercy, tous venus de province, jusqu’aux 29 et aux 06, à travers la nuit et le jour, les chauffeurs eux-mêmes leur exemplaire sous le bras, Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar, L’Enfant qui savait compter, la Fille du yen, Avoir, et, bien sûr, Le Seigneur des monnaies, tous les titres brandis dans l’espoir d’une improbable dédicace.
La scène rutilait vert émeraude dans la pénombre bondée du Palais Omnisports. Au-dessus de la scène, fantôme sans limites, se déployait un écran à faire passer celui du Grand Rex pour un timbre-poste. « Par ici », « par ici », le bouclier naturel de ce bon Calignac m’a accueilli à l’arrivée. Calignac avait ameuté ses copains rugbymen : Chaize le pilier de béton, Lamaison, le demi de toutes les ouvertures, Rist, l’arrière perceur de lignes, Bonnot, l’ailier à lier, et dix autres gourous du ballon ovale dont la muraille avala J.L.B. et se referma, contenant l’enthousiasme de la foule… Déviation, couloirs, et refuge enfin de la loge. La loge ! Comme on plonge la tête la première dans son trou d’obus.
— Ne vous avais-je pas promis tout l’amour du monde, mon petit ?
La voix rigolarde de la reine Zabo dans le silence de la loge.
— Ça va ?
J’ai les côtes en miettes, la tripaille en folie, les guiboles comme un mètre pliant… mes tympans me sortent par les narines, la conscience de mon inconscience m’aveugle, mais je suppose que ça va. Ça va… comme toujours.
— C’est incroyable, balbutie Gauthier, c’est incroyable…
— Le succès dépasse quelque peu nos espérances, je l’admets, mais ce n’est pas la peine de vous mettre dans un état pareil, Gauthier.
La reine Zabo… maîtresse d’elle-même comme de mon univers. Elle se lève pourtant, elle s’approche de moi, et elle fait ce que personne ne lui a jamais vu faire : elle me touche. Elle pose son énorme main sur ma tête. Elle caresse paisiblement ma nuque. Et elle dit :
— Ce sont les derniers cent mètres, Benjamin, après quoi, je vous fous une paix royale, parole de reine !
— N’enlevez pas votre main, Majesté.
Question : Pourriez-vous nous préciser ce qu’il faut exactement entendre par « littérature réaliste libérale » ?
(S’il n’y avait pas trois tortionnaires qui m’attendent au tournant dans la pénombre, je te dirais volontiers ce qu’il faut entendre par ce genre de conneries.)
Réponse : Une littérature à la gloire des hommes d’entreprise.
(C’est littéraire comme les cours de la Bourse, réaliste comme un rêve d’affamé et libéral comme une matraque électrique.)
Question : Vous considérez-vous, vous-même, comme un homme d’entreprise ?
(Je me considère comme un pauvre mec coincé dans une arnaque sans sortie de secours et qui est présentement la honte de tous les gens de plume.)
Réponse : Mon entreprise, c’est la Littérature.
Les questions sont posées dans toutes les langues du monde, traduites chacune par un des cent vingt-sept traducteurs dont le gigantesque éventail s’épanouit derrière moi. Et mes réponses, multitraduites à leur tour, s’en vont soulever les applaudissements jusqu’aux recoins les plus obscurs du Palais Omnisports. Une Pentecôte littéraire. Tout cela est honteusement rodé, et s’il arrive qu’une question imprévue éclate dans le firmament consensuel, elle est illico recouverte par une autre, une de mon catalogue, à laquelle j’ai ordre de répondre.
Quelque part dans la marée de mes admirateurs, trois méchants veillent à ce que je respecte la consigne : un grand maigre à la matraque efficace, un boxeur professionnel et un Hercule aux accents russes dont mon cou porte encore les empreintes digitales.
Question : Après la conférence de presse, on projettera le film tiré de votre premier roman, Dernier baiser à Wall Street ; pouvez-vous nous rappeler les conditions dans lesquelles vous avez écrit ce roman ?
Je peux, bien sûr, je peux, et, pendant que je vends la salade de J.L.B., j’entends la voix sucrée de Chabotte me féliciter encore pour « l’admirable interview de Play boy ». « Vous êtes un comédien-né, monsieur Malaussène, il y a dans vos réponses, pourtant convenues, un accent de sincérité bouleversant. Soyez le même au Palais Omnisports et nous aurons monté le plus gigantesque canular de l’histoire de la littérature. À côté de nous, les plus enragés des surréalistes passeront pour des premiers communiants. » Pas de doute, je suis tombé entre les griffes d’un Docteur Mabuse de la plume, et si je ne lui obéis pas au doigt et à l’œil, il fera couper mes enfants en rondelles. Pas la moindre allusion, évidemment, à la raclée que m’ont foutue ses sbires. « Vous avez bonne mine, ce matin. » Oui, Chabotte en a même rajouté dans ce sens, la tasse de café tendue, le sourire offert.