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Du pouce, l’ex-ministre Chabotte montre le plafond de la bibliothèque. La chambre de la vieille mère, sans doute.

— Muette et sourde depuis seize ans. Et tout le malheur du monde sur son visage. Voulez-vous la voir ?

— Ça ne sera pas nécessaire.

— En effet. D’ailleurs, vous vous épargnez une épreuve. Excusez-moi, je vous prie. Olivier ! Olivier !

Comme le dénommé Olivier ne se manifeste pas instantanément, l’ex-ministre Chabotte bondit, poings fermés, vers la porte de la bibliothèque. Lui qui vient d’évoquer sa vieille mère a bel et bien l’air, soudain, d’un enfant capricieux. La porte s’ouvre avant qu’il l’atteigne, évidemment. Apparition d’Olivier.

— Et cette voiture, bon Dieu, elle est prête ?

— La Mercedes ? Elle est prête, monsieur. Antoine vient d’appeler du garage. Il arrive d’une minute à l’autre.

— Je vous remercie. Descendez les valises dans le hall.

Porte qui se referme.

— Où en étais-je ?

— Votre mère, monsieur le Ministre.

— Ah oui ! Elle a toujours voulu que j’écrive, figurez-vous. Les femmes… elles se font une idée de leur progéniture… passons… Bref, je me suis mis à griffonner quand elle est tombée malade. Je lui lisais mes pages tous les soirs. Dieu sait pourquoi, ça lui faisait du bien. J’ai continué malgré les progrès de la surdité… seize années de lecture dont elle n’a pas entendu un traître mot… mais son seul sourire de la journée. Pouvez-vous comprendre ce genre de choses, Coudrier ?

(« Vous m’emmerdez, monsieur le Ministre… Vous mentez probablement, mais à coup sûr vous m’emmerdez, d’ailleurs vous m’avez toujours emmerdé, particulièrement quand vous étiez mon ministre de tutelle… »)

— Tout à fait, monsieur le Ministre. Puis-je vous demander ce qui vous a décidé à publier ?

— Une partie de bridge avec la directrice du Talion. Elle a voulu me lire, elle m’a lu…

— Pourriez-vous me confier un de vos manuscrits ?

La question, posée parmi les autres, n’a pas le même effet. Surprise, raideur, et mépris pour finir, oui, un filet de sourire on ne peut plus méprisant.

— Manuscrit ? De quoi parlez-vous. Coudrier ? Vous débarquez ? Seriez-vous la dernière personne à écrire à la main, dans ce pays ? Suivez-moi.

Petit voyage dans le bureau attenant.

— Tenez, le voici, mon « manuscrit ».

Et le ministre de tendre au commissaire une plate disquette d’ordinateur, que le commissaire empoche, avec remerciements.

— Et puis voilà le produit final, vous le lirez à vos heures creuses.

C’est un exemplaire tout neuf du Seigneur des monnaies. Couverture bleu roi, titre énorme. Nom de l’auteur J.L.B. capitales tout en haut, et nom de l’éditeur j.l.b. en minuscules minuscules, tout en bas.

— Voulez-vous que je vous le dédicace ?

Trop d’ironie dans la question pour accepter de répondre.

— Puis-je savoir quel type de contrat vous lie aux Éditions du Talion, dont je ne vois pas le nom figurer sur la couverture ?

— Un contrat en or, mon vieux, 70–30. 70 % de tous les droits pour moi. Mais ce que je leur laisse suffit largement à faire bouillir leur marmite collective. C’est tout ?

(« C’est tout. »)

— Ce sera tout, oui, je vous remercie.

— Pas moi, Coudrier. Une question de plus et vous me faisiez rater mon avion. Je suis pressé de foutre le camp parce que j’ai la trouille, figurez-vous. Si nous vivons dans un pays où l’on peut tranquillement abattre un type en public, je ne vois pas ce qui empêcherait le tueur de découvrir la véritable identité de J.L.B. et de venir me faire la peau ici.

— Nous avons pris soin de vous protéger, monsieur le Ministre. Mes hommes veillent.

— Vos hommes veillent…

La main du ministre sous le coude du commissaire. Le pas dansant du ministre pilotant le commissaire vers la sortie.

— Dites-moi, cet assassinat à la prison de Champrond, ce directeur massacré, M. de Saint-Hiver, c’est bien vous qui traitez ce dossier, Coudrier, n’est-ce pas ?

— En effet, monsieur le Ministre.

— Vous avez arrêté les coupables ?

— Non.

— Vous avez une piste ?

— Aucune piste sérieuse, non.

— Eh bien, c’est pour cela que je m’envole, mon cher Coudrier, je ne me satisfais pas d’une police qui se contente de protéger les futurs cadavres. Je ne reviendrai que quand vous aurez arrêté l’assassin de Malaussène. Pas avant. Bon vent, Coudrier. Et souhaitez-moi bon voyage.

— Bon voyage, monsieur le Ministre.

22

L’Italienne Severina Boccaldi fit son apparition rue de la Pompe vers dix-huit heures. Avec sa tête de cheval et son œil de bœuf, elle sut repérer la caméra machine et les caméras humaines. L’ex-ministre Chabotte était bien protégé. L’électronique au service de l’hôtel particulier (une caméra sur pivot, un interphone télévisuel) et l’œil humain sur l’extérieur (un flic en civil arpentant le trottoir, criant de vérité à force de vouloir ressembler à tout le monde, et une camionnette banalisée à l’entrée de la rue — un vieux Tube Citroën marchand de saucisses, aussi probable rue de la Pompe qu’un traîneau à chiens dans les dunes du Sahara). Mais la police est une administration, se dit charitablement Severina Boccaldi, il ne devait pas y avoir d’autre véhicule disponible aujourd’hui pour assurer la protection de Chabotte.

Elle gara la B.M.W. à quelque cent mètres de l’hôtel particulier du ministre, sur le trottoir d’en face, et s’en fut d’un pas décidé. Devant le portail ministériel, Severina Boccaldi demanda son chemin au flic en civil, se confirmant ainsi qu’il s’agissait bien d’un flic en civil : il ne pouvait pas la renseigner, il ne connaissait pas le quartier, et à peine Paris, Rome encore moins, non, il s’en excusa nerveusement, tout juste s’il ne lui ordonna pas de circuler. Severina Boccaldi mit à profit la minute que dura cette absence d’explication pour repérer une berline noire à cocarde tricolore, sagement posée sur un gravier très blanc, face au delta d’un perron de marbre. Elle calcula le temps de rotation de la caméra extérieure. Elle en mesura aussi les angles morts, et constata avec satisfaction que sa voiture était garée hors champ.

En passant devant la camionnette saucisse-friteuse, qui semblait abandonnée là, avec son vantail fermé et son bas de caisse rouillé, elle entendit distinctement l’exclamation suivante :

— Tu veux la voir, ma tierce ? Eh ben, tu vas la voir !

Severina Boccaldi se dit que cette camionnette était un tripot clandestin ou un refuge d’amoureux, selon le sens que les Français donnaient au mot « tierce ».

Sur quoi, elle reprit sa voiture, libérant une place qui fut occupée un peu plus tard par la Giulietta qu’une ressortissante grecque, Miranda Skoulatou, avait louée le matin même à un certain Padovani.

— Grecque, hein ? avait roucoulé Padovani en examinant sa carte d’identité fraîchement européenne. Alors on est un peu cousins.

Et il lui avait fait un aimable clin d’œil qui ne tirait pas à conséquence.

* * *

Quand la limousine à cocarde franchit le portail du ministre Chabotte, Miranda Skoulatou eut un mouvement vers sa clef de contact. Mais sa main retomba. Ce n’était pas la voiture du ministre Chabotte, c’était celle du divisionnaire Coudrier. Vitre ouverte, le commissaire la dépassa sans la voir. Il conduisait lui-même. Elle crut percevoir une expression de fureur sur son profil blême-Empire.