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Miranda Skoulatou se laissa de nouveau glisser sous le niveau du volant, jambes repliées sur la banquette, l’œil rivé au rétroviseur extérieur droit qui prenait la rue en enfilade jusqu’au Tube marchand de flics. Le revolver d’ordonnance pesait lourd dans la poche de son manteau. Est-ce que ce machin avait jamais tiré une seule balle ? Miranda en doutait. Elle l’avait graissé à l’huile de la voiture, en avait fait jouer le mécanisme plusieurs fois de suite, puis avait replacé les cartouches dans leurs alvéoles. Pas précisément un revolver de dame.

La prudence voulait que Miranda Skoulatou, comme Severina Boccaldi, ne restât pas éternellement au même endroit.

Elle attendit qu’un collègue vînt relever le flic en civil et démarra dès que ce fut fait. Douze minutes plus tard, une Audi 80, louée par une professeur d’histoire, autrichienne et vaguement neurasthénique, répondant au nom d’Almut Bernhardt, trouva une nouvelle place, rue de la Pompe, plus proche de l’hôtel Chabotte, une place située dans l’éventail de la caméra mobile.

Almut sortit tranquillement, se sachant filmée. Elle pénétra dans l’immeuble sur lequel ouvrait la portière de l’Audi, et en ressortit aussitôt, pour se rasseoir dans la voiture pendant que la caméra balayait plus loin.

Allongée sur les sièges avant, elle entreprit d’attendre. Chaque passage de la caméra filmait une voiture apparemment vide, mais dont le rétroviseur encadrait parfaitement l’hôtel du ministre Chabotte.

Sur quoi, la rue de la Pompe fut investie par les forces de police. Hurlements de sirènes d’un côté, hurlements de sirènes de l’autre, Almut eut le réflexe de jeter le revolver sous la banquette arrière. « Raté », se dit-elle. Recroquevillée sous le tableau de bord, la tête enfouie dans les épaules, elle se demanda où était la faute, si des yeux l’avaient repérée et suivie dès le matin, et pourquoi, dans ce cas, les uniformes ne s’étaient pas manifestés plus tôt. Questions pendant lesquelles les sirènes venues du haut la dépassèrent pour opérer leur jonction avec les sirènes venues du bas. « Ce n’est pas pour moi », se dit Almut Bernhardt. Un rapide coup d’œil rétrovisé lui confirma que c’était pour le Tube Citroën garé plus bas. Une des voitures fit un chassé impeccable et s’immobilisa en travers de la rue. Quatre inspecteurs en jaillirent, l’arme braquée sur le fourgon. Les autres étaient déjà en batterie derrière leur propre véhicule, au croisement Paul-Doumer.

Le policier qui s’approchait maintenant de la camionnette se distinguait de ses collègues par son calme, son manque total de style. C’était un costaud à la nuque épaisse, au regard baissé, qui portait un de ces blousons à col fourré mis définitivement à la mode par l’aviation alliée de la Dernière Guerre. Il ne brandissait pas d’arme. Il marchait vers le fourgon aussi paisiblement que s’il avait eu l’intention, en effet, de s’y procurer un cornet de frites. Il frappa poliment à la vitre de la porte avant gauche. La porte ne s’ouvrit pas. Il prononça quelques mots. La porte s’ouvrit. Et Almut Bernhardt vit descendre de la cabine un Kabyle à la tignasse flamboyante, bientôt suivi d’un long Mossi qui se déplia par le vantail arrière. Huit flics leur sautèrent sur le dos. Menottes. La chevelure rousse du Kabyle s’éteignit dans une voiture dont s’alluma le gyrophare. Le flic en civil qui patrouillait devant le domicile de Chabotte se mit au volant du Tube. Sirènes, démarrage, les deux voitures de police encadrant la pièce à conviction.

Apparemment, le Mossi et le Kabyle avaient eu la même intention que l’Autrichienne.

— Mais le coup du marchand de saucisses, ce n’était pas une bonne idée, les gars.

Almut Bernhardt aurait sympathisé plus longtemps, si une Mercedes noire ne s’était garée devant la porte du ministre Chabotte. Au même instant un valet y engouffrait deux valises, pendant que le chauffeur tenait la porte ouverte à un Chabotte sautillant qui se jeta dans la berline comme on plonge dans un grand lit. Le valet regagna ses pénates, le chauffeur son volant. Almut Bernhardt récupéra son arme et tourna sa clef de contact.

La collision ne fut pas violente, mais suffisante pour stopper la Mercedes et pour que l’Autrichienne bondît hors de l’Audi en hurlant :

— Mein Gott ! Mein Gott ! Schauen Sie doch mal ! (Mon Dieu, mon Dieu, regardez-moi ça !)

Elle montrait du doigt son aile froissée, mais le chauffeur qui se précipitait sur elle avait sorti un revolver trapu et la braquait sans façon.

— Hilfe ! hurla la professeur d’histoire. Hilfe ! (Au secours ! Au secours !)

Jusqu’à ce que le ministre Chabotte apparût.

— Rangez-moi cette arme, Antoine, ne soyez pas grotesque.

Puis, à la dame :

— Entschuldigen Sie, Madame. (Veuillez nous excuser, madame.)

Et, de nouveau à son chauffeur :

— Prenez son volant, Antoine, garez sa voiture, l’avion ne va pas m’attendre éternellement.

Le chauffeur grimpa derrière le volant de l’Audi 80. Pendant qu’il reculait dans une protestation de tôles froissées, Chabotte tendit sa carte à la malheureuse Autrichienne.

— Ich habe es eilig, Madame. (Je suis pressé, madame.)

— Ich auch, fit Almut Bernhardt. (Moi aussi, fit Almut Bernhardt.)

Mais c’était un gigantesque revolver d’ordonnance qu’elle tendait en échange de la carte. Une arme énorme, vraiment. Et, sans sourire :

— Steigen Sie hinein, oder Sie sind tot. (Montez, ou vous êtes mort.)

* * *

La seule pensée du chauffeur Antoine, lorsqu’il descendit de l’Audi 80 et vit s’éloigner la Mercedes, fut que son patron Chabotte avait une fois de plus fait preuve de rapidité. Le chauffeur Antoine en conçut une légitime fierté : en matière de femme, personne n’était plus rapide que le ministre Chabotte.

23

La mère protestait :

— C’est insensé, vous pourriez faire quelque chose, tout de même !

Le plus jeune des deux flics regardait l’enfant. L’enfant, une petite fille, ouvrait des yeux horrifiés. À leurs pieds, le mort était mort. Quoi qu’en dît la mère, il n’y avait plus grand-chose à faire.

— On tue vraiment partout, de nos jours !

La mère produisait de la buée, dans le petit matin.

— Ce n’est tout de même pas un endroit correct, pour un assassinat !

Tout novice qu’il était, le plus jeune des deux flics avait presque tout vu en matière de meurtre. Mais il n’avait pas tout entendu : il n’était muté à Passy que depuis trois semaines.

C’est inconcevable, disait la mère, on pratique paisiblement son jogging en famille, et une enfant de neuf ans bute contre un cadavre.

(La mère collait des accents circonflexes même aux cadavres.)

— C’est extravagant  !

La mère était très jolie, et la petite fille, en dépit de l’horreur dans ses yeux, charmante. Toutes deux portaient le même survêtement. À bandes fluorescentes. Jogging de lucioles. Ou de feu follet, vu la circonstance. Mais le plus jeune des deux flics n’était pas un cynique. Il trouvait la mère jolie, c’est tout. Le bois, autour, sentait l’aube.

— Trois générations que nous habitons le quartier, et nous n’avons jâmais vu une chose pareille.

Trois ans seulement que je suis flic, pensait le plus jeune des deux flics, et j’ai déjà vu cinquante-quatre « choses pareilles ».

Les arbres continuaient à pousser. L’herbe luisait. Le collègue du jeune flic fouillait les poches du mort. Portefeuille, porte-cartes, papiers.