— Nous, on s’en fout, approuva mollement le troisième.
— On y va, fit le quatrième en jetant un gobelet vide à côté d’une corbeille pleine.
Mo et Simon déclinèrent pour la huitième fois leur identité et celle de leurs ascendants jusqu’à un nombre appréciable de générations. Le Kabyle répondait en souriant. Une illusion, peut-être, à cause de cet espace entre ses deux incisives. Le grand Mossi était plus sobre.
— Alors, c’était pour quoi, le Tube Citroën ?
— Les merguez, fit le Mossi.
— Vous vouliez vendre des merguez ? Rue de la Pompe ? Dans le seizième ?
— On vend bien des rouleaux de printemps rue de Belleville, fit observer le Kabyle.
— Sans licence, on ne vend rien nulle part, trancha un des flics.
— Et pourquoi n’aviez-vous pas ouvert le vantail de la camionnette ?
— C’était pas l’heure de l’ouverture, dit le Kabyle.
— Les rupins bossent tard, expliqua le Mossi.
— Pas plus tard que nous, ne put s’empêcher de lâcher un des inspecteurs.
— C’est notre faute, dit le Kabyle, on s’excuse.
— Ta gueule, toi.
— Des merguez rue de la Pompe, hein ?
— Ouais, confirma le Mossi.
— Selim la Caresse, vous connaissez ?
— Non.
C’était une conversation à bâtons rompus. On causait, par-ci par-là.
— Un petit boxeur marocain, un poids plume, vous le connaissez pas ?
— Non.
Selim la Caresse avait été retrouvé mort, après la panique du Palais Omnisports de Bercy. Une sale mort. Recroquevillé sur lui-même comme une araignée sur le carrelage d’une douche sèche.
— Le Gibbon, vous connaissez pas non plus ?
— Non.
— Un grand maigre qui pouvait se faire des mouches à la matraque.
— On connaît pas ce genre de mecs, nous.
— Et le Russe ?
— Quel Russe ?
— Le copain des deux autres, le balaise.
— On connaît que nos copains à nous.
— Vous y étiez, à Bercy ?
— Un peu, oui ! Il y avait notre copain Malaussène, là-bas… le pauvre.
— Le Gibbon, la Caresse et le Russe y étaient aussi.
Et ils y étaient morts. La même mort araignée.
— On connaît pas ces gars-là.
Les pompiers les avaient d’abord crus victimes de la panique. Asphyxiés par la foule. Mais tout de même, cette agonie recroquevillée, ce visage bleu, presque noir… non.
— Écoutez, dit posément un des inspecteurs, Ben Tayeb et vous, vous vous êtes payé ces trois malfrats. On voudrait savoir pourquoi.
— On ne s’est jamais payé personne, monsieur l’inspecteur.
Le médecin légiste avait planché un certain temps. Jusqu’à découvrir une minuscule trace de piqûre, à la base des trois cous. Et l’autopsie avait parlé : une giclée de soude caustique dans le cervelet.
— Mo et Simon…
Tout le monde se retourna. C’était le petit Vietnamien. Il n’avait pas bougé. Il restait adossé au mur du fond. Le bébé couvait son arme de service. Ils avaient quatre z’yeux et la voix de Gabin.
— Qu’est-ce que ces trois salauds ont fait à Benjamin pour que vous les refroidissiez ?
— Malaussène connaissait personne de ce genre-là, dit le Mossi.
Fut-ce à cause du regard de l’enfant ? Le Mossi avait parlé trop vite. Légèrement trop vite. Thian fut le seul à s’en apercevoir. Les autres reprenaient déjà leurs questions.
— Pourquoi planquiez-vous dans cette camionnette, rue de la Pompe ?
— Merguez, dit le Kabyle.
— Je vais vous dire ce qui s’est passé, dit un des quatre flics. Vous faisiez diversion dans votre Tube pourri, et pendant qu’on vous cravatait, quelqu’un a enlevé Chabotte et l’a buté.
— Chabotte ? demanda Simon.
— Ça va vous coûter un maximum.
— Tu vois ce que c’est, dit tristement le Mossi au Kabyle, on fait dans le bonneteau pendant des années, et le jour où on veut se ranger, c’est les emmerdes qui commencent… Je t’avais prévenu, Simon.
— On reprend tout à zéro, dit quelqu’un.
24
Je l’ai quitté en lui faisant une scène ! Julie eut un réveil glacé. Elle venait de se revoir, dressée au-dessus de Benjamin, lui reprochant ce qu’il était, l’exhortant à devenir lui-même… Une supérieure de couvent accroupie sur le corps d’un possédé !
Et lui, coincé entre ses cuisses, une rage incrédule dans les yeux, méconnaissable, comme un animal confiant pris au piège. Ils venaient de faire l’amour.
Elle avait resserré l’étau : « Tu n’as jamais été toi-même ! »
L’identité…
Elle était de cette génération-là… Le credo de l’Identité le sacro-saint devoir de lucidité. Surtout ne pas être dupe ! Pas dupe, surtout ! Le péché capital, ça : être dupe ! « Au service du réel, toujours ! »… « une effroyable chieuse, oui »… « et menteuse avec ça »…
Elle s’était drapée dans le dogme professionnel. En réalité, à lui reprocher sa vie de bouc, les enfants de sa mère, son boulot de prête-visage, elle criait tout autre chose à Benjamin : qu’elle le voulait à elle, à elle seule, et des enfants qui fussent les leurs, c’était cela, au fond, cette explosion de rage : un pur abcès de conjugalisme. « Journaliste du réel, tu parles… » Elle s’était déchaînée comme une aventurière sur le retour, une baroudeuse de l’œil et du stylo, qui se retrouvait, la trentaine amplement passée, en proie à une panique irrépressible… une solitude d’explorateur revenu trop tard au village et qui voudrait racheter toutes les maisons. C’était cela et pas autre chose : elle avait exigé que le porte-avions Malaussène se métamorphosât en maison de famille, sa maison à elle, un point c’est tout.
Maintenant qu’on lui avait enlevé Benjamin, le doute n’était plus permis.
Bon. Plus de sommeil possible. Julie se lève, le souffle court. Le lavabo de la petite chambre de bonne, une de ses cinq planques parisiennes, crachote une eau ferrugineuse et glacée.
— Je suis douée pour les ruptures, il n’y a pas à dire…
Julie s’asperge. Elle reste un instant, tête basse, s’appuyant, bras tendus, à l’émail du lavabo. Elle sent le poids de ses seins. Elle lève la tête. Elle se regarde dans le miroir. Elle s’est coupé les cheveux, l’avant-veille. Elle les a enfouis dans un sac poubelle avant de les éparpiller dans la Seine. On avait encore frappé à sa porte, après le passage de Jérémy. Elle avait entendu : « Police ! » ; elle avait continué à se couper les cheveux en silence. On avait frappé une seconde fois, mais sans grande conviction. Elle avait entendu le bruit d’un papier qu’on glissait sous la porte. Une convocation au commissariat à laquelle elle ne se rendrait pas. Elle avait exhumé de sa vie professionnelle (journaliste au service du réel) un passeport italien réactivé et deux fausses cartes d’identité. Perruques. Maquillages. Elle serait successivement italienne, autrichienne, et grecque. Naguère, ce genre de carnaval l’amusait beaucoup. Elle avait poussé le privilège féminin de la métamorphose jusqu’à son degré extrême de perfection. Elle savait se rendre laide, d’une laideur courante. (Mais non, la beauté n’est pas une fatalité…) À l’âge où les mamans bien intentionnées apprennent à leurs jolies filles l’art du sourire sans rides, le gouverneur son père avait initié Julie aux grimaceries les plus inconcevables. C’était un pitre, un homme caméléon, par sympathie universelle. Imitant un discours de Ben Barka, il devenait Ben Barka. Et s’il fallait que Ben Barka dialoguât avec Norodom Sihanouk, il devenait Ben Barka et Norodom Sihanouk. Dehors, il jouait pour elle toutes les scènes de la rue. Avec une rapidité stupéfiante, il mimait le chien comme sa maîtresse, et la tête des tomates sur lesquelles le chien venait de pisser. Oui, le gouverneur son père pouvait imiter les légumes. Ou les objets. Il plantait son interminable profil devant elle, ses bras arrondis formaient un cercle parfait au-dessus de sa tête, il se hissait comme une ballerine sur la pointe du pied, la jambe gauche repliée à angle droit, pied perpendiculaire à la jambe.