Pas le moindre bruit dans la chambre. Caregga se décolla du mur, se tint un instant debout face à la porte. « À trois, je l’enfonce. » Trois comptés, un coup de pied sec fit sauter la serrure et Caregga se retrouva au centre de la pièce avant que le rebond n’eût refermé la porte sur lui.
La chambre était vide. Truffée comme un immeuble de Beyrouth, mais vide. Vide et ensanglantée. Des gouttes de sang perlaient aux éclats de la fenêtre. Deux doigts sortaient du mur. Oui, une balle de Thian avait arraché le cœur d’une main et collé deux doigts au mur. Ironiques, les doigts semblaient faire le « V » de la victoire. Le fait est que la chambre était vide. À part trois perruques de femmes qui traînaient sur le plancher (« Perruques, pensa l’inspecteur Caregga, je ne m’étais pas trompé ») et les débris d’un fusil à lunette. Une carabine de haute précision coupée par le milieu. Une 22 Swinley. Les doigts devaient appartenir à la main qui soutenait le fût.
— Nĭ hăo, petit con. (Bonjour, petit con.)
Loussa de Casamance rendait fidèlement visite à Malaussène.
— Wŏ shi. (C’est moi.)
Tous les jours à dix-neuf heures trente précises.
— Zhēnrè ! hăorè ! dans ta piaule… (Quelle chaleur dans ta piaule…)
Il s’asseyait comme une éponge.
— Tiānqui hĕn mēn dehors aussi. (Il fait lourd dehors aussi.)
Par acquit de conscience, il demandait :
— Nín shēntl hăo ma, aujourd’hui ? (Comment ça va, aujourd’hui ?)
La machine à cervelle lui répondait par un trait vert sans commencement ni fin, la définition déprimante de la ligne.
— Aucune importance, disait Loussa, wŏ hĕn gāoxìng jiàndào nín. (Je suis très content de te voir.)
De fait, il n’aurait pas aimé trouver le lit vide.
— Wŏ tóutòng, moi aussi (moi aussi j’ai mal à la tête), une sacrée migraine, même !
Il lui parlait chinois, mais il traduisait scrupuleusement. Il s’était mis en tête de lui apprendre le chinois. (« Belleville devient chinois, petit con, il paraît qu’on apprend mieux en dormant… Si tu sors un jour de cette sieste, autant qu’elle t’ait servi à quelque chose. »)
— Figure-toi que ta bonne amie a décidé de nous flinguer tous, elle s’imagine que nous sommes responsables de ta mort.
Il lui parlait comme à un vivant cérébral, sans douter un seul instant qu’il s’adressât à un mort.
— Note qu’elle n’a pas tout à fait tort. Mais c’est une responsabilité pour le moins indirecte, tu en conviendras.
Loussa de Casamance n’était pas bégueule. Il ne dédaignait pas les morts. Il partageait avec Hugo (Victor) la conviction que les morts sont des interlocuteurs bien renseignés.
— Une femme qui te venge, tu te rends compte ! Ce n’est pas à moi qu’échoirait un honneur pareil.
Malaussène n’était qu’une ligne verte.
— Moi, je suis plutôt du genre pour qui on se suiciderait. Pas le type à venger, plutôt le type à punir, tu vois ?
La médecine respirait pour Malaussène.
— Ta Julie a déjà eu Chabotte, Gauthier, et Calignac ce matin. Enfin, l’épaule de Calignac, seulement, et sa jambe. Le reste sera pour plus tard. Ton ami Thian lui a tiré dessus mais elle n’y a laissé que deux doigts.
La médecine nourrissait Malaussène, chichement, goutte à goutte.
— Je n’ai pas peur pour moi, tu me connais, enfin une peur raisonnable, disons, mais je ne voudrais pas qu’elle tue Isabelle.
La médecine était branchée sur le crâne immensément vide de Malaussène. Elle mendiait des messages.
— Dis-moi, tu ne pourrais pas intercéder pour Isabelle ? Tu ferais un petit voyage dans la tête de ta Julie… non ?
Le fait est que, réduits à rien, les morts nous semblent capables de tout.
— Parce que Isabelle, tu vois, petit con, Isabelle… et Dieu sait que tu t’es engueulé avec elle…
Loussa cherchait ses mots. Les mots chinois et leurs cousins français.
— Isabelle… Isabelle, c’est l’innocence… je te jure… l’Innocence, wawa, yng’ér, un bébé, une minuscule petite fille qui nous menace du bout du doigt.
Loussa parlait, le cœur humide, le mot tremblé.
— Oui, c’est le seul crime qu’elle ait jamais commis, je te le jure sur sa propre tête : menacer le vaste monde du bout dérisoire de son petit doigt. Un bébé, je te dis…
Et, ce soir-là, dix-neuf heures passées de quelques minutes, Loussa de Casamance entreprit de plaider la cause de la reine Zabo auprès d’un Malaussène qui lui semblait le mieux placé du peloton pour communiquer le dossier à qui de droit.
— Tu veux que je te raconte son histoire ? Notre histoire ?
— (…)
— Hein ?
— (…)
— Bon, alors écoute bien. Histoire de la reine Zabo. Par son nègre de Casamance.
29
La reine Zabo est une princesse de légende, « les seules vraies princesses, petit con ». Elle est sortie du ruisseau pour régner sur un royaume de papier. Ce n’est pas l’hérédité, ce sont les poubelles qui lui ont inoculé la passion du livre. Ce ne sont pas les bibliothèques, mais les chiffons qui lui ont appris à lire. Elle est le seul éditeur parisien à s’être hissé sur son trône par la matière, non par les mots qui s’y posent.