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Ce vacarme, rompant brusquement le silence de la forêt, était de nature à glacer le sang, mais j’avais en outre l’intuition que les hommes de la jungle savaient à quoi s’en tenir et que leur épouvante était due à l’approche d’un danger précis. C’était une cacophonie singulière, un mélange de coups précipités, sourds comme des roulements de tambour, d’autres sons plus discordants ressemblant à un concert de casseroles ; et aussi de cris. Ce furent ces cris qui nous impressionnèrent le plus car, quoique n’appartenant à aucune langue connue de nous, ils étaient incontestablement humains.

Le petit jour éclairait dans la forêt une scène insolite : hommes, femmes, enfants couraient en tous sens, se croisant, se bousculant, certains mêmes grimpant aux arbres comme pour y chercher un refuge. Bientôt pourtant, quelques-uns, parmi les plus âgés, s’arrêtèrent pour tendre l’oreille et écouter. Le bruit se rapprochait assez lentement. Il venait de la région où la forêt était le plus dense et semblait émaner d’une ligne continue assez longue. Je le comparai au tapage que font les rabatteurs dans certaines de nos grandes chasses.

Les anciens de la tribu parurent prendre une décision. Ils poussèrent une série de glapissements, qui étaient sans doute des signaux ou des ordres, et s’élancèrent dans la direction opposée du bruit. Tous les autres les suivirent et nous les vîmes galoper autour de nous comme une harde de cerfs débusqués. Nova avait pris son élan, mais elle hésita soudain et se retourna vers nous, vers moi surtout, me sembla-t-il. Elle lança un gémissement plaintif, que je pris pour une invitation à la suivre, puis fit un bond et disparut.

Le tapage devenait plus intense et il me semblait entendre craquer la broussaille comme sous des pas pesants. J’avoue que je perdis mon sang-froid. La sagesse me conseillait pourtant de rester sur place et d’affronter les nouveaux arrivants qui, eux, cela se précisait à chaque seconde, émettaient des cris humains. Mais, après les épreuves de la veille, cet horrible vacarme agissait sur mes nerfs. La terreur de Nova et des autres était passée dans mes veines. Je ne réfléchis pas ; je ne me concertai même pas avec mes compagnons ; je plongeai dans les buissons et pris la fuite moi aussi sur les traces de la jeune fille.

Je parcourus plusieurs centaines de mètres, sans parvenir à la rejoindre, et m’aperçus alors que Levain, seul, m’avait suivi, l’âge du professeur Antelle lui interdisant sans doute pareille course. Il haletait à côté de moi. Nous nous regardâmes, honteux de notre conduite, et j’allais lui proposer de revenir en arrière ou, au moins, d’attendre notre chef, quand d’autres bruits nous firent sursauter.

Pour ceux-là, je ne pouvais faire erreur. C’étaient des coups de feu qui faisaient retentir la jungle : un, deux, trois, puis bien d’autres, à intervalles irréguliers, parfois isolés, parfois deux détonations consécutives rappelant étrangement un doublé de chasseur. On tirait devant nous, sur le chemin pris par les fuyards. Pendant que nous hésitions, la ligne d’où venait le premier vacarme, la ligne des rabatteurs, s’approcha, s’approcha tout près de nous, mettant de nouveau notre cerveau en déroute. Je ne sais pourquoi la fusillade me parut moins redoutable, plus familière que ce tapage de l’enfer. D’instinct, je repris ma course en avant, ayant soin toutefois de me dissimuler dans les buissons et de faire le moins de bruit possible. Mon compagnon me suivit.

Nous arrivâmes ainsi dans la région d’où partaient les détonations. Je ralentis l’allure et m’approchai encore, en rampant presque. Toujours suivi de Levain, je gravis une sorte de butte et m’arrêtai au sommet, haletant. Il n’y avait plus devant moi que quelques arbres et un rideau de broussailles. J’avançai avec précaution ma tête au ras du sol. Là, je restai quelques instants comme assommé, terrassé par une vision hors de proportions avec ma pauvre raison humaine.

IX

Il y avait plusieurs éléments baroques, certains horribles, dans le tableau que j’avais sous les yeux, mais mon attention fut d’abord retenue tout entière par un personnage, immobile à trente pas de moi, qui regardait dans ma direction.

Je faillis pousser un cri de surprise. Oui, malgré ma terreur, malgré le tragique de ma propre position – j’étais pris entre les rabatteurs et les tireurs – la stupéfaction étouffa tout autre sentiment quand je vis cette créature à l’affût, guettant le passage du gibier. Car cet être était un singe, un gorille de belle taille. J’avais beau me répéter que je devenais fou, je ne pouvais nourrir le moindre doute sur son espèce. Mais la rencontre d’un gorille sur la planète Soror ne constituait pas l’extravagance essentielle de l’événement. Celle-ci tenait pour moi à ce que ce singe était correctement habillé, comme un homme de chez nous, et surtout à l’aisance avec laquelle il portait ses vêtements. Ce naturel m’impressionna tout d’abord. A peine eus-je aperçu l’animal qu’il me parut évident qu’il n’était pas du tout déguisé. L’état dans lequel je le voyais était normal, aussi normal pour lui que la nudité pour Nova et ses compagnons.

Il était habillé comme vous et moi, je veux dire comme nous serions habillés si nous participions à une de ces battues, organisées chez nous pour les ambassadeurs ou autres personnages importants, dans nos grandes chasses officielles. Son veston de couleur brune semblait sortir de chez le meilleur tailleur parisien et laissait voir une chemise à gros carreaux, comme en portent nos sportifs. La culotte, légèrement bouffante au-dessus des mollets, se prolongeait par une paire de guêtres. Là s’arrêtait la ressemblance ; au lieu de souliers, il portait de gros gants noirs.

C’était un gorille, vous dis-je ! Du col de la chemise sortait la hideuse tête terminée en pain de sucre, couverte de poils noirs, au nez aplati et aux mâchoires saillantes. Il était là, debout, un peu penché en avant, dans la posture du chasseur à l’affût, serrant un fusil dans ses longues mains. Il se tenait en face de moi, de l’autre côté d’une large trouée pratiquée dans la forêt perpendiculairement à la direction de la battue.

Soudain, il tressaillit. Il avait perçu comme moi un léger bruit dans les buissons, un peu sur ma droite. Il tourna la tête, en même temps qu’il relevait son arme, prêt à épauler. De mon perchoir, j’aperçus le sillage laissé dans la broussaille par un des fuyards, qui courait en aveugle droit devant lui. Je faillis crier pour l’alerter, tant l’intention du singe était évidente. Mais je n’en eus ni le temps ni la force ; déjà, l’homme déboulait comme un chevreuil sur le terrain découvert. Le coup de feu retentit alors qu’il atteignait le milieu du champ de tir. Il fit un saut, s’effondra et resta immobile après quelques convulsions.

Mais je n’observai l’agonie de la victime qu’un peu plus tard, mon attention ayant été encore retenue par le gorille. J’avais suivi l’altération de sa physionomie depuis qu’il était alerté par le bruit, et enregistré un certain nombre de nuances surprenantes : d’abord, la cruauté du chasseur qui guette sa proie et le plaisir fiévreux que lui procure cet exercice ; mais par-dessus tout le caractère humain de son expression. C’était bien là le motif essentiel de mon étonnement : dans la prunelle de cet animal brillait l’étincelle spirituelle que j’avais vainement cherchée chez les hommes de Soror.

La hantise de ma propre position étouffa bientôt ma stupeur première. La détonation me fit porter de nouveau le regard vers la victime et je fus le témoin terrifié de ses derniers soubresauts. Je m’aperçus alors avec épouvante que l’allée qui coupait la forêt était parsemée de corps humains. Il ne m’était plus possible de m’illusionner sur le sens de cette scène. J’apercevais un autre gorille semblable au premier à cent pas de là. J’assistais à une battue – j’y participais aussi, hélas ! – une battue fantastique où les chasseurs, postés à intervalles réguliers, étaient des singes et où le gibier traqué était constitué par des hommes, des femmes comme moi, des hommes et des femmes dont les cadavres nus, troués, tordus en des postures ridicules, ensanglantaient le sol.