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Les notes de mes prédécesseurs, de Daniel2 à Daniel23, témoignent en gros de la même incompréhension. Daniel2 et Daniel3 s'affirment encore capables de reproduire le phénomène, sous l'influence de certaines liqueurs; mais pour Daniel4, déjà, il s'agit d'une réalité inaccessible. Plusieurs travaux ont été produits sur la disparition du rire chez les néo-humains; tous s'accordent à reconnaître qu'elle fut rapide.

Une évolution analogue, quoique plus lente, a pu être observée pour les larmes, autre trait caractéristique de l'espèce humaine. Daniel9 signale avoir pleuré, en une occasion bien précise (la mort accidentelle de son chien Fox, électrocuté par la barrière de protection); à partir de Daniel10, il n'en est plus fait mention. De même que le rire est justement considéré par Daniel1 comme symptomatique de la cruauté humaine, les larmes semblent dans cette espèce associées à la compassion. On ne pleure jamais uniquement sur soi-même, note quelque part un auteur humain anonyme. Ces deux sentiments, la cruauté et la compassion, n'ont évidemment plus grand sens dans les conditions d'absolue solitude où se déroulent nos vies. Certains de mes prédécesseurs, comme Daniel13, manifestent dans leur commentaire une étrange nostalgie de cette double perte; puis cette nostalgie disparaît pour laisser place à une curiosité de plus en plus épisodique; on peut aujourd'hui, tous mes contacts sur le réseau en témoignent, la considérer comme pratiquement éteinte.

DANIEL1,5

«Je me détendis en faisant un peu

d'hyperventilation; pourtant, Barnabe,

je ne pouvais m'empêcher de songer aux

grands lacs de mercure a la surface de

Saturne.»

Captain Clark

Isabelle accomplit ses trois mois légaux de préavis, et le dernier numéro de Lolita supervisé par elle parut en décembre. Il y eut une petite fête, enfin un cocktail, organisé dans les locaux du journal. L'ambiance était un peu tendue, dans la mesure où tous les participants se posaient la même question sans pouvoir la formuler de vive voix: qui allait la remplacer en tant que rédactrice en chef? Lajoinie fit une apparition d'un quart d'heure, mangea trois blinis, ne donna aucune information utilisable.

Nous partîmes en Andalousie la veille de Noël; s'ensuivirent trois mois étranges, passés dans une solitude à peu près totale. Notre nouvelle résidence s'élevait un peu au sud de San José, près de la Playa de Monsul. D'énormes blocs granitiques encerclaient la plage. Mon agent voyait d'un bon œil cette période d'isolement; il était bon, selon lui, que je prenne un peu de recul, afin d'attiser la curiosité du public; je ne voyais pas comment lui avouer que je comptais mettre fin.

Il était à peu près le seul à connaître mon numéro de téléphone; je ne pouvais pas dire que je m'étais fait tellement d'amis, au cours de ces années de succès; j'en avais, par contre, perdu pas mal. La seule chose qui puisse vous enlever vos dernières illusions sur l'humanité, c'est de gagner rapidement une somme d'argent importante; alors on les voit arriver, les vautours hypocrites. Il est capital, pour que le dessillement s'opère, de gagner cette somme d'argent: les riches véritables, nés riches, et n'ayant jamais connu d'autre ambiance que la richesse, semblent immunisés contre le phénomène, comme s'ils avaient hérité avec leur richesse d'une sorte de cynisme inconscient, impensé, qui leur fait savoir d'entrée de jeu qu'à peu près toutes les personnes qu'ils seront amenés à rencontrer n'auront d'autre but que de leur soutirer leur argent par tous les moyens imaginables; ils se comportent ainsi avec prudence, et conservent en général leur capital intact. Pour ceux qui sont nés pauvres, la situation est beaucoup plus dangereuse; enfin, j'étais moi-même suffisamment salaud et cynique pour me rendre compte, j'avais réussi à déjouer la plupart des pièges; mais des amis, non, je n'en avais plus. Les gens que je fréquentais dans ma jeunesse étaient pour la plupart des comédiens, de futurs comédiens ratés; mais je ne pense pas que cela aurait été très différent dans d'autres milieux. Isabelle non plus n'avait pas d'amis, et n'avait été entourée, les dernières années surtout, que de gens qui rêvaient de prendre sa place. Nous n'avions ainsi personne à inviter, dans notre somptueuse résidence; personne avec qui partager un verre de Rioja en regardant les étoiles.

Que pouvions-nous faire, donc? Nous nous posions la question en traversant les dunes. Vivre? C'est exactement dans ce genre de situation qu'écrasés par le sentiment de leur propre insignifiance les gens se décident à faire des enfants; ainsi se reproduit l'espèce, de moins en moins il est vrai. Isabelle était passablement hypocondriaque, et elle venait d'avoir quarante ans; mais les examens prénataux avaient beaucoup progressé, et je sentais bien que le problème n'était pas là: le problème, c'était moi. Il n'y avait pas seulement en moi ce dégoût légitime qui saisit tout homme normalement constitué à la vue d'un bébé; il n'y avait pas seulement cette conviction bien ancrée que l'enfant est une sorte de nain vicieux, d'une cruauté innée, chez qui se retrouvent immédiatement les pires traits de l'espèce, et dont les animaux domestiques se détournent avec une sage prudence. Il y avait aussi, plus profondément, une horreur, une authentique horreur face à ce calvaire ininterrompu qu'est l'existence des hommes. Si le nourrisson humain, seul de tout le règne animal, manifeste immédiatement sa présence au monde par des hurlements de souffrance incessants, c'est bien entendu qu'il souffre, et qu'il souffre de manière intolérable. C'est peut-être la perte du pelage, qui rend la peau si sensible aux variations thermiques sans réellement prévenir de l'attaque des parasites; c'est peut-être une sensibilité nerveuse anormale, un défaut de construction quelconque. À tout observateur impartial en tout cas il apparaît que l'individu humain ne peut pas être heureux, qu'il n'est en aucune manière conçu pour le bonheur, et que sa seule destinée possible est de propager le malheur autour de lui en rendant l'existence des autres aussi intolérable que l'est la sienne propre – ses premières victimes étant généralement ses parents.

Armé de ces convictions peu humanistes, je jetai les bases d'un scénario provisoirement intitulé «LE DÉFICIT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE», qui reprenait les principaux éléments du problème. Le premier quart d'heure du film était constitué par l'explosion ininterrompue de crânes de bébés sous les coups d'un revolver de fort calibre – j'avais prévu des ralentis, de légers accélérés, enfin toute une chorégraphie de cervelle, à la John Woo; ensuite, ça se calmait un peu. L'enquête, menée par un inspecteur de police plein d'humour, mais aux méthodes peu conventionnelles -je songeais à Jamel Debbouze -concluait à l'existence d'un réseau de tueurs d'enfants, supérieurement organisé, inspiré par des thèses proches de l'écologie fondamentale. Le M.E.N. (Mouvement d'Extermination des Nains) prônait la disparition de la race humaine, irrémédiablement funeste à l'équilibre de la biosphère, et son remplacement par une espèce d'ours supérieurement intelligents – des recherches avaient été menées parallèlement en laboratoire afin de développer l'intelligence des ours, et notamment de leur permettre d'accéder au langage (je songeais à Gérard Depardieu dans le rôle du chef des ours).