Malgré ce casting convaincant, malgré ma notoriété aussi, le projet n'aboutit pas; un producteur coréen se déclara intéressé, mais se révéla incapable de réunir les financements nécessaires. Cet échec inhabituel aurait pu réveiller le moraliste qui sommeillait en moi (d'un sommeil du reste en général paisible): s'il y avait eu échec et rejet du projet, c'est qu'il subsistait des tabous (en l'occurrence l'assassinat d'enfants), et que tout n'était peut-être pas irrémédiablement perdu. L'homme de réflexion, pourtant, ne tarda pas à prendre le dessus sur le moraliste: s'il y avait tabou, c'est qu'il y avait, effectivement, problème; c‘est pendant les mêmes années qu'apparurent en Floride les premières «childfree zones», résidences de standing à destination de trentenaires décomplexés qui avouaient sans ambages ne plus pouvoir supporter les hurlements, la bave, les excréments, enfin les inconvénients environnementaux qui accompagnent d'ordinaire la marmaille. L'entrée des résidences était donc, tout bonnement, interdite aux enfants de moins de treize ans; des sas étaient prévus, sous laforme d'établissements de restauration rapide, afin de permettre le contact avec les familles.
Un pas important était franchi: depuis plusieurs décennies, le dépeuplement occidental (qui n'avait d'ailleurs rien de spécifiquement occidental; le même phénomène se reproduisait quel que soit le pays, quelle que soit la culture, un certain niveau de développement économique une fois atteint) faisait l'objet de déplorations hypocrites, vaguement suspectes dans leur unanimité. Pour la première fois des gens jeunes, éduqués, d'un bon niveau socio-économique, déclaraient publiquement ne pas vouloir d'enfants, ne pas éprouver le désir de supporter les tracas et les charges associés à l'élevage d'une progéniture. Une telle décontraction ne pouvait, évidemment, que faire des émules.
DANIEL24,5
Connaissant la souffrance des hommes, je participe à la déliaison, j'accomplis le retour au calme. Lorsque j'abats un sauvage, plus audacieux que les autres, qui s'attarde trop longtemps aux abords de la barrière de protection – il s'agit souvent d'une femelle, aux seins déjà flasques, brandissant son petit comme une supplique -, j'ai la sensation d'accomplir un acte nécessaire, et légitime. L'identité de nos visages – d'autant plus frappante que la plupart de ceux qui errent dans la région sont d'origine espagnole ou maghrébine – est pour moi le signe certain de leur condamnation à mort. L'espèce humaine disparaîtra, elle doit disparaître, afin que soient accomplies les paroles de la Sœur suprême.
Le climat est doux au nord d'Almeria, les grands prédateurs peu nombreux; c'est sans doute pour ces raisons que la densité de sauvages reste élevée, encore que constamment décroissante -il y a quelques années j'ai même aperçu, non sans horreur, un troupeau d'une centaine d'individus. Mes correspondants témoignent du contraire, un peu partout à la surface du globe: très généralement, les sauvages sont en voie de disparition; en de nombreux sites, leur présence n'a pas été signalée depuis plusieurs siècles; certains en sont même venus à tenir leur existence pour un mythe.
Il n'y a pas de limitation au domaine des intermédiaires, mais il y a certaines certitudes. Je suis la Porte. Je suis la Porte, et le Gardien de la Porte. Le successeur viendra; il doit venir. Je maintiens la présence, afin de rendre possible l'avènement des Futurs.
DANIEL1,6
«Il existe d'excellents jouets pour chiens.»
Petra Durst-benning
La solitude à deux est l'enfer consenti. Dans la vie du couple, le plus souvent, il existe dès le début certains détails, certaines discordances sur lesquelles on décide de se taire, dans l'enthousiaste certitude que l'amour finira par régler tous les problèmes. Ces problèmes grandissent peu à peu, dans le silence, avant d'exploser quelques années plus tard et de détruire toute possibilité de vie commune. Depuis le début, Isabelle avait préféré que je la prenne par derrière; chaque fois que je tentais une autre approche elle s'y prêtait d'abord, puis se retournait, comme malgré elle, avec un demi-rire gêné. Pendant toutes ces années j'avais mis cette préférence sur le compte d'une particularité anatomique, une inclinaison du vagin ou je ne sais quoi, enfin une de ces choses dont les hommes ne peuvent jamais, malgré toute leur bonne volonté, prendre exactement conscience. Six semaines après notre arrivée, alors que je lui faisais l'amour (je la pénétrais comme d'habitude par derrière, mais il y avait un grand miroir dans notre chambre), je m'aperçus qu'en approchant de la jouissance elle fermait les yeux, et ne les rouvrait que longtemps après, une fois l'acte terminé.
J'y repensai toute la nuit en descendant deux bouteilles d'un brandy espagnol passablement infect: je revis nos actes d'amour, nos étreintes, tous ces moments qui nous avaient unis: je la revis à chaque fois détournant le regard, ou fermant les yeux, et je me mis à pleurer. Isabelle se laissait jouir, elle faisait jouir, mais elle n'aimait pas la jouissance, elle n'aimait pas les signes de la jouissance; elle ne les aimait pas chez moi, et sans doute encore moins chez elle-même. Tout concordait: chaque fois que je l'avais vue s'émerveiller devant l'expression de la beauté plastique il s'était agi de peintres comme Raphaël, et surtout Botticelli: quelque chose de tendre parfois, mais souvent de froid, et toujours de très calme; jamais elle n'avait compris l'admiration absolue que je vouais au Greco, jamais elle n'avait apprécié l'extase, et j'ai beaucoup pleuré parce que cette part animale, cet abandon sans limites à la jouissance et à l'extase était ce que je préférais en moi-même, alors que je n'avais que mépris pour mon intelligence, ma sagacité, mon humour. Jamais nous ne connaîtrions ce regard double, infiniment mystérieux, du couple uni dans le bonheur, acceptant humblement la présence des organes, et la joie limitée; jamais nous ne serions véritablement amants.
Il y eut pire, bien entendu, et cet idéal de beauté plastique auquel elle ne pouvait plus accéder allait détruire, sous mes yeux, Isabelle. D'abord il y eut ses seins, qu'elle ne pouvait plus supporter (et c'est vrai qu'ils commençaient à tomber un peu); puis ses fesses, selon le même processus. De plus en plus souvent, il fallut éteindre la lumière; puis la sexualité elle-même disparut. Elle ne parvenait plus à se supporter; et, partant, elle ne supportait plus l'amour, qui lui paraissait faux. Je bandais encore pourtant, enfin un petit peu, au début; cela aussi disparut, et à partir de ce moment tout fut dit; il n'y eut plus qu'à se remémorer les paroles, faussement ironiques, du poète andalou:
Lorsque la sexualité disparaît, c'est le corps de l'autre qui apparaît, dans sa présence vaguement hostile; ce sont les bruits, les mouvements, les odeurs; et la présence même de ce corps qu'on ne peut plus toucher, ni sanctifier par le contact, devient peu à peu une gêne; tout cela, malheureusement, est connu. La disparition de la tendresse suit toujours de près celle de l'érotisme. Il n'y a pas de relation épurée, d'union supérieure des âmes, ni quoi que ce soit qui puisse y ressembler, ou même l'évoquer sur un mode allusif. Quand l'amour physique disparaît, tout disparaît; un agacement morne, sans profondeur, vient remplir la succession des jours. Et, sur l'amour physique, je ne me faisais guère d'illusions. Jeunesse, beauté, force: les critères de l'amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme. En résumé, j'étais dans un beau merdier.