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Une solution se présenta, sur une bretelle de l'autoroute A2, entre Saragosse et Tarragone, à quelques dizaines de mètres d'un relais routier où nous nous étions arrêtés pour déjeuner, Isabelle et moi. L'existence des animaux domestiques est relativement récente en Espagne. Pays de culture traditionnellement catholique, machiste et violente, l'Espagne traitait il y a peu les animaux avec indifférence, et parfois avec une sombre cruauté. Mais le travail d'uniformisation se faisait, sur ce plan comme sur les autres, et l'Espagne se rapprochait des normes européennes, et particulièrement anglaises. L'homosexualité était de plus en plus courante, et admise; la nourriture végétarienne se répandait, ainsi que les babioles New Age; et les animaux domestiques, ici joliment dénommés mascotas, remplaçaient peu à peu les enfants dans les familles. Le processus n'en était pourtant qu'à ses débuts, et connaissait de nombreux ratés: il était fréquent qu'un chiot, offert comme un jouet pour Noël, soit abandonné quelques mois plus tard sur le bord d'une route. Il se formait ainsi, dans les plaines centrales, des meutes de chiens errants. Leur existence était brève et misérable. Infestés par la gale et d'autres parasites, ils trouvaient leur nourriture dans les poubelles des relais routiers, et finissaient généralement sous les pneus d'un camion. Ils souffraient surtout, effroyablement, de l'absence de contact avec les hommes. Ayant abandonné la meute depuis des millénaires, ayant choisi la compagnie des hommes, jamais le chien ne parvint à se réadapter à la vie sauvage. Aucune hiérarchie stable ne s'établissait dans les meutes, les combats étaient constants, que ce soit pour la nourriture ou la possession des femelles; les petits étaient laissés à l'abandon, et parfois dévorés par leurs frères plus âgés.

Je buvais de plus en plus pendant cette période, et c'est après mon troisième anis, en titubant vers la Bentley, que je vis avec étonnement Isabelle, passant par une ouverture dans le grillage, s'approcher d'un groupe d'une dizaine de chiens qui stationnaient dans un terrain vague à proximité du parking. Je la savais d'un naturel plutôt timoré, et ces animaux étaient en général considérés comme dangereux. Les chiens, cependant, la regardaient approcher sans agressivité et sans crainte. Un petit bâtard blanc et roux, aux oreilles pointues, âgé de trois mois au maximum, se mit à ramper vers elle. Elle se baissa, le prit dans ses bras, revint vers la voiture. C'est ainsi que Fox fit son entrée dans nos vies; et, avec lui, l'amour inconditionnel.

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Le complexe entrelacement des protéines constituant l'enveloppe nucléaire chez les primates devait rendre pendant plusieurs décennies le clonage humain dangereux, aléatoire, et en fin de compte à peu près impraticable. L'opération fut par contre d'emblée un plein succès chez la plupart des animaux domestiques, y compris – quoique avec un léger retard – chez le chien. C'est donc exactement le même Fox qui repose à mes pieds au moment où j'écris ces lignes, ajoutant selon la tradition mon commentaire, comme l'ont fait mes prédécesseurs, au récit de vie de mon ancêtre humain.

Je mène une vie calme et sans joie; la surface de la résidence autorise de courtes promenades, et un équipement complet me permet d'entretenir ma musculature. Fox, lui, est heureux. Il gambade dans la résidence, se contentant du périmètre imposé – il a rapidement appris à se tenir éloigné de la barrière de protection; il joue au ballon, ou avec un de ses petits animaux en plastique (j'en dispose de plusieurs centaines, qui m'ont été légués par mes prédécesseurs); il apprécie beaucoup les jouets musicaux, en particulier un canard de fabrication polonaise qui émet des couinements variés. Surtout, il aime que je le prenne dans mes bras, et reposer ainsi, baigné par le soleil, les yeux clos, la tête posée sur mes genoux, dans un demi – sommeil heureux. Nous dormons ensemble, et chaque matin c'est une fête de coups de langue, de griffements de ses petites pattes; c'est pour lui un bonheur évident que de retrouver la vie, et la clarté du jour. Ses joies sont identiques à celles de ses ancêtres, et elles demeureront identiques chez ses descendants; sa nature en elle-même inclut la possibilité du bonheur.

Je ne suis qu'un néo-humain, et ma nature n'inclut aucune possibilité de cet ordre. Que l'amour inconditionnel soit la condition de possibilité du bonheur, cela les humains le savaient déjà, du moins les plus avancés d'entre eux. La pleine compréhension du problème n'a pas permis, jusqu'à présent, d'avancer vers une solution quelconque. L'étude de la biographie des saints, sur lesquels certains fondaient tant d'espoir, n'a apporté aucune lumière. Non seulement les saints, en quête de leur salut, obéissaient à des motifs qui n'étaient que partiellement altruistes (encore que la soumission à la volonté du Seigneur, qu'ils revendiquaient, ait dû bien souvent n'être qu'un moyen commode de justifier aux yeux des autres leur altruisme naturel), mais la croyance prolongée en une entité divine manifestement absente provoquait en eux des phénomènes d'abrutissement incompatibles à long terme avec le maintien d'une civilisation technologique. Quant à l'hypothèse d'un gène de l'altruisme, elle a suscité tant de déceptions que personne n'ose aujourd'hui en faire ouvertement état. On a certes pu démontrer que les centres de la cruauté, du jugement moral et de l'altruisme étaient situés dans le cortex pré-frontal; mais les recherches n'ont pas permis d'aller au-delà de cette constatation purement anatomique. Depuis l'apparition des néo-humains, la thèse de l'origine génétique des sentiments moraux a suscité au moins trois mille communications, émanant à chaque fois des milieux scientifiques les plus autorisés; aucune n'a pu, jusqu'à présent, franchir la barrière de la vérification expérimentale. En outre, les théories d'inspiration darwinienne expliquant l'apparition de l'altruisme dans les populations animales par un avantage sélectif qui en résulterait pour l'ensemble du groupe ont fait l'objet de calculs imprécis, multiples, contradictoires, avant de finalement sombrer dans la confusion et l'oubli.

La bonté, la compassion, la fidélité, l'altruisme demeurent donc près de nous comme des mystères impénétrables, cependant contenus dans l'espace limité de l'enveloppe corporelle d'un chien. De la solution de ce problème dépend l'avènement, ou non, des Futurs.

Je crois en l'avènement des Futurs.

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«Le jeu divertit»

Petra Durst-benning

Non seulement les chiens sont capables d'aimer, mais la pulsion sexuelle ne semble pas leur poser de problèmes insurmontables: lorsqu'ils rencontrent une femelle en chaleur, celle-ci se prête à la pénétration; dans le cas contraire ils ne semblent en éprouver ni désir, ni manque particulier.

Non seulement les chiens sont en eux-mêmes un sujet d'émerveillement permanent, mais ils constituent pour les humains un excellent sujet de conversation - international, démocratique, consensuel. C'est ainsi que je rencontrai Harry, un ex-astrophysicien allemand, accompagné de Truman, son beagle. Naturiste paisible, d'une soixantaine d'années, Harry consacrait sa retraite à l'observation des étoiles – le ciel de la région était, m'expliqua-t-il, exceptionnellement pur; dans la journée il faisait du jardinage, et un peu de rangement. Il vivait seul avec sa femme Hildegarde – et, naturellement, Truman; ils n'avaient pas eu d'enfants. Il est bien évident qu'en l'absence de chien je n'aurais rien eu à dire à cet homme – même avec un chien, d'ailleurs, la conversation piétina quelque peu (il nous invita à dîner le samedi suivant; il habitait à cinq cents mètres, c'était notre plus proche voisin). Heureusement il ne parlait pas français, et moi pas davantage allemand; le fait d'avoir à vaincre la barrière de la langue (quelques phrases en anglais, des bribes d'espagnol) nous donna donc en fin de compte la sensation d'une soirée réussie, alors que nous n'avions fait deux heures durant que hurler des banalités (il était passablement sourd). Après le repas, il me demanda si je souhaitais observer les anneaux de Saturne. Naturellement, naturellement, je souhaitais. Eh bien c'était un spectacle merveilleux, d'origine naturelle ou divine qui sait, offert à la contemplation de l'homme qu'en dire de plus. Hildegarde jouait de la harpe, je suppose qu'elle en jouait merveilleusement, mais à vrai dire je ne sais pas s'il est possible de maljouer de la harpe – je veux dire que, par construction, l'instrument m'a toujours paru incapable d'émettre autre chose que des sons mélodieux. Deux choses, je crois, m'ont empêché de m'énerver: d'une part Isabelle eut la sagesse, prétextant un état de fatigue, de souhaiter se retirer assez tôt, en tout cas avant que je ne finisse la bouteille de kirsch; d'autre part j'avais remarqué chez l'Allemand une édition complète, reliée, des œuvres de Teilhard de Chardin. S'il y a une chose qui m'a toujours plongé dans la tristesse ou la compassion, enfin dans un état excluant toute forme de méchanceté ou d'ironie, c'est bien l'existence de Teilhard de Chardin – pas seulement son existence d'ailleurs, mais le fait même qu'il ait ou ait pu avoir des lecteurs, fût-ce en nombre limité. En présence d'un lecteur de Teilhard de Chardin je me sens désarmé, désarçonné, prêt à fondre en larmes. À l'âge de quinze ans j'étais tombé par hasard sur Le Milieu Divin, qu'un lecteur probablement écœuré avait laissé sur une banquette de la gare d'Étréchy-Chamarande. En l'espace de quelques pages, l'ouvrage m'avait arraché des hurlements; de désespoir, j'en avais fracassé la pompe de mon vélo de course contre les murs de la cave. Teilhard de Chardin était bien entendu ce qu'il est convenu d'appeler un allumé de première; il n'en était pas moins parfaitement déprimant. Il ressemblait un peu à ces scientifiques chrétiens allemands, décrits par Schopenhauer en son temps, qui, «une fois déposés la cornue ou le scalpel, entreprennent de philosopher sur les concepts reçus lors de leur première communion». Il y avait aussi en lui cette illusion commune à tous les chrétiens de gauche, enfin les chrétiens centristes, disons aux chrétiens contaminés par la pensée progressiste depuis la Révolution, consistant à croire que la concupiscence est chose vénielle, de moindre importance, impropre à détourner l'homme du salut – que le seul péché véritable est le péché d'orgueil. Où était, en moi, la concupiscence? Où, l'orgueil? Et étais-je éloigné du salut? Les réponses à ces questions, il me semble, n'étaient pas bien difficiles; jamais Pascal, par exemple, ne se serait laissé aller à de telles absurdités: on sentait à le lire que les tentations de la chair ne lui étaient pas étrangères, que le libertinage était quelque chose qu'il aurait pu ressentir; et que s'il choisissait le Christ plutôt que la fornication ou l'écarté ce n'était ni par distraction ni par incompétence, mais parce que le Christ lui paraissait définitivement plus high dope; en résumé, c'était un auteur sérieux. Si l'on avait retrouvé des erotica de Teilhard de Chardin je croîs que cela m'aurait rassuré, en un sens; mais je n'y croyais pas une seconde. Qu'avait-il bien pu vivre, qui avait-il bien pu fréquenter, ce pathétique Teilhard, pour avoir de l'humanité une conception si bénigne et si niaise – alors qu'à la même époque, dans le même pays, sévissaient des salauds aussi considérables que Céline, Sartre ou Genêt? À travers ses dédicaces, les destinataires de sa correspondance, on parvenait peu à peu à le deviner: des BCBG catholiques, plus ou moins nobles, fréquemment jésuites. Des innocents.