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«Cela dit, tu n'as pas payé… me fit remarquer Isabelle. Et, cinq ans plus tard, tu ne t'es toujours pas décidé à le faire. Non, ce qui va se passer, c'est que tu vas rencontrer une fille jeune – pas une Lolita, plutôt une fille de vingt, vingt-cinq ans – et que tu en tomberas amoureux. Ce sera une fille intelligente, sympa, sans doute plutôt jolie. Une fille qui aurait pu être une amie…» La nuit était tombée, je ne parvenais plus à distinguer les traits de son visage. «Qui aurait pu être moi…» Elle parlait calmement mais je ne savais pas comment interpréter ce calme, il y avait quand même quelque chose d'un peu inhabituel dans le ton de sa voix et je n'avais après tout aucune expérience de la situation, je n'avais jamais été amoureux avant Isabelle et aucune femme non plus n'avait été amoureuse de moi, à l'exception de Gros Cul mais c'était un autre problème, elle avait au moins cinquante-cinq ans lorsque je l'avais rencontrée, enfin c'est ce que je croyais à l'époque, elle aurait pu être ma mère me semblait-il, il n'était pas question d'amour de mon côté, l'idée ne m'était même pas venue, et l'amour sans espoir c'est autre chose, de très pénible il est vrai mais qui n'installe jamais la même proximité, la même sensibilité aux intonations de l'autre, pas même chez celui qui aime sans espoir, il est beaucoup trop perdu dans son attente frénétique et vaine pour garder la moindre lucidité, pour être capable d'interpréter correctement un signal quelconque; en résumé j'étais dans une situation qui n'avait eu, dans ma vie, aucun précédent.

Nul ne peut voir par-dessus soi, écrit Schopenhauer pour faire comprendre l'impossibilité d'un échange d'idées entre deux individus d'un niveau intellectuel trop différent. À ce moment-là, de toute évidence, Isabelle pouvait voir par-dessus moi; j'eus la prudence de me taire. Après tout, me dis-je, je pouvais aussi bien ne pas rencontrer la fille; vu la minceur de mes relations, c'était même le plus probable.

Elle continuait à acheter les journaux français, enfin pas souvent, pas plus d'une fois par semaine, et de temps à autre me tendait un article avec un reniflement de mépris. C'est à peu près à la même époque que les médias français entamèrent une grande campagne en faveur de l'amitié, probablement lancée par Le Nouvel Observateur. «L'amour, ça peut casser; l'amitié, jamais», tel était à peu près le thème des articles. Je ne comprenais pas l'intérêt d'asséner des absurdités pareilles; Isabelle m'expliqua que c'était un marronnier, qu'on avait simplement affaire à une variation annuelle sur le thème: «Nous nous séparons, mais nous restons bons amis.» D'après elle, cela durerait encore quatre ou cinq ans avant que l'on puisse admettre que le passage de l'amour à l'amitié, c'est-à-dire d'un sentiment fort à un sentiment faible, était évidemment le prélude à la disparition de tout sentiment – sur le plan historique s'entend, car sur le plan individuel l'indifférence était de très loin la situation la plus favorable: ce n'était généralement pas en indifférence, encore moins en amitié, mais bel et bien en haine que se transformait l'amour une fois décomposé. À partir de cette remarque, je jetai les bases d'un scénario intitulé «DEUX MOUCHES PLUS TARD», qui devait constituer le point culminant – et terminal – de ma carrière cinématographique. Mon agent fut ravi d'apprendre que je me remettais au travaiclass="underline" deux ans et demi d'absence, c'est long. Il le fut moins en ayant entre les mains le produit fini. Je ne lui avais pas caché qu'il s'agissait d'un scénario de film, que je comptais réaliser et interpréter moi-même; là n'était pas le problème, au contraire me dit-il, ça fait longtemps que les gens attendent, c'est bien qu'ils soient surpris, ça peut devenir culte. Le contenu, par contre… Franchement, est-ce que je n'allais pas un peu loin?

Le film relatait la vie d'un homme dont la distraction favorite était de tuer les mouches à l'élastique (d'où le titre); en général, il les ratait-on avait quand même affaire à un long métrage de trois heures. La seconde distraction par ordre de préférence de cet homme cultivé, grand lecteur de Pierre Louys, était de se faire sucer la pine par des petites filles prépubères – enfin, quatorze ans au grand maximum; ça marchait mieux qu'avec les mouches.

Contrairement à ce qu'ont répété par la suite des médias stipendiés, ce film ne fut pas un bide monumental; il connut même un accueil triomphal dans certains pays étrangers, et dégagea en France d'assez confortables bénéfices, sans toutefois atteindre aux chiffres qu'on pouvait espérer compte tenu du caractère jusqu'à présent vertigineusement ascendant de ma carrière; c'est tout.

Son insuccès critique, par contre, fut réel; il me paraît aujourd'hui encore immérité. «Une peu reluisante pantalonnade» avait titré Le Monde, se démarquant habilement de ses confrères plus moralistes qui se posaient surtout, dans leurs éditoriaux, la question de l'interdiction. Certes il s'agissait d'une comédie, et la plupart des gags étaient faciles, voire vulgaires; mais il y avait quand même certains dialogues, dans certaines scènes, qui me paraissent, avec le recul, être ce que j'ai produit de meilleur. En particulier en Corse, dans le long plan-séquence tourné sur les pentes du col de Bavella, où le héros (que j'interprétais) faisait visiter sa résidence secondaire à la petite Aurore (neuf ans), dont il venait de faire la conquête au cours d'un goûter Disney au Marineland de Bonifacio.

«C'est pas la peine d'habiter en Corse, lançait la fillette avec insolence, si c'est pour être dans un virage…

– Voir passer les voitures, répondait-il (répondais-je), c'est déjà un peu vivre.»

Personne n'avait ri; ni au cours de la projection avec le public-test, ni lors de la première, ni au cours du festival de cinéma comique de Montbazon. Et pourtant, et pourtant, me disais-je, jamais je ne m'étais élevé aussi haut. Shakespeare aurait-il pu produire un tel dialogue? Aurait-il seulement pu l'imaginer, le triste rustre?

Au-delà du sujet bateau de la pédophilie (et même Petit Bateau ha ha ha, c'est comme ça que je m'exprimais à l'époque dans les interviews), ce film se voulait un vibrant plaidoyer contre l'amitié, et plus généralement contre l'ensemble des relations non sexuelles. De quoi en effet deux hommes auraient-ils bien pu discuter, à partir d'un certain âge? Quelle raison deux hommes auraient-ils pu découvrir d'être ensemble, hormis bien sûr le cas d'un conflit d'intérêts, hormis aussi le cas où Un projet quelconque (renverser un gouvernement, construire une autoroute, écrire un scénario de bande dessinée, exterminer les Juifs) les réunissait? À partir d'un certain âge (je parle d'hommes d'un certain niveau d'intelligence, et non de brutes vieillies), il est bien évident que tout est dit. Comment un projet intrinsèquement aussi vide que celui dépasser un moment ensemble aurait-il pu, entre deux hommes, déboucher sur autre chose que sur l'ennui, la gêne, et au bout du compte l'hostilité franche? Alors qu'entre un homme et une femme il subsistait toujours, malgré tout, quelque chose: une petite attraction, un petit espoir, un petit rêve. Fondamentalement destinée à la controverse et au désaccord, la parole restait marquée par cette origine belliqueuse. La parole détruit, elle sépare, et lorsque entre un homme et une femme il ne demeure plus qu'elle on considère avec justesse que la relation est terminée. Lorsque au contraire elle est accompagnée, adoucie et en quelque sorte sanctifiée par les caresses, la parole elle-même peut prendre un sens différent, moins dramatique mais plus profond, celui d'un contrepoint intellectuel détaché, sans enjeu immédiat, libre.