Il fallait que j'arrête de penser à 20 Ans, aussi, il fallait que j'arrête de penser à Isabelle; il fallait que j'arrête de penser à peu près à tout. Je fixai mon regard sur les pentes vertes, humides, j'essayai de ne plus voir que la brume – la brume m'avait toujours aidé. Les téléskis, dans la brume. Ainsi, entre deux guerres ethniques, ils trouvaient le moyen de faire du ski – il faut bien travailler ses abducteurs, me dis-je, et je jetai les bases d'un sketch mettant en scène deux tortionnaires échangeant leurs astuces de remise en forme dans une salle de musculation de Zagreb. C'était trop, je ne pouvais pas m'en empêcher: j'étais un bouffon, je resterais un bouffon, je crèverais comme un bouffon – avec de la haine, et des soubresauts.
Si j'appelais en moi-même les élohimites les Très Sains, c'est qu'ils étaient, en effet, extrêmement sains. Ils ne souhaitaient pas vieillir; dans ce but ils s'interdisaient de fumer, ils prenaient des anti-radicaux libres et d'autres choses, qu'on trouve en général dans les boutiques de parapharmacie. Les drogues étaient plutôt mal vues. L'alcool était permis, sous forme de vin rouge – à raison de deux verres par jour. Ils étaient un peu régime créton, si l'on veut. Ces instructions n'avaient, insistait le prophète, aucune portée morale. La santé, voilà l'objectif. Tout ce qui était sain, et donc en particulier tout ce qui était sexuel, était permis. On visualisait tout de suite, que ce soit sur le site Internet ou dans les brochures: un kitsch erotique plaisant, un peu fadasse, préraphaélite option gros seins, à la Walter Girotto. L'homosexualité masculine ou féminine était également présente, à doses plus restreintes, dans les illustrations: strictement hétérosexuel lui-même, le prophète n'avait rien d'un homophobe. Le cul, le con, chez le prophète tout était bon. Il m'accueillit lui-même, main tendue, vêtu de blanc, à l'aéroport de Zwork. J'étais leur premier vrai VIP, il avait tenu à faire un effort. Ils n'avaient qu'un tout petit VIP jusqu'à présent, un Français d'ailleurs, un artiste appelé Vincent Greilsamer. Il avait quand même exposé une fois à Beaubourg – il est vrai que même Bernard Branxène a exposé à Beaubourg. Enfin c'était un petit quart de VIP, un VIP Arts Plastiques. Gentil garçon, du reste. Et, j'en fus tout de suite persuadé en le voyant, probablement bon artiste. Il avait un visage aigu, intelligent, un regard étrangement intense, presque mystique; cela dit il s'exprimait normalement, avec intelligence, en pesant ses mots. Je ne savais pas du tout ce qu'il faisait, si c'était de la vidéo, des installations ou quoi, mais on sentait que ce type travaillait vraiment. Nous étions les deux seuls fumeurs déclarés – ce qui, outre notre statut de VIP, nous rapprocha. Nous n'allions quand même pas jusqu'à fumer en présence du prophète; mais de temps en temps au cours des conférences on sortait ensemble s'en griller une, ce fut assez vite tacitement admis. Ah, VIPitude.
J'eus à peine le temps de m'installer, de me préparer un café soluble avant que ne démarre la première conférence. Pour assister aux «enseignements» il convenait de revêtir, par-dessus ses vêtements habituels, une longue tunique blanche. J'eus évidemment une légère sensation de ridicule en enfilant la chose, mais l'intérêt de l'accoutrement ne tarda pas à m'apparaître. Le plan de l'hôtel était très complexe, avec des passages vitrés réunissant les bâtiments, des demi-niveaux, des galeries souterraines, le tout avec des indications rédigées dans une langue bizarre qui évoquait vaguement le gallois, à laquelle de toute façon je ne comprenais rien, si bien qu'il me fallut une demi-heure pour retrouver mon chemin. Durant ce laps de temps je croisai une vingtaine de personnes qui cheminaient comme moi dans les couloirs déserts, et qui portaient comme moi de longues tuniques blanches. En arrivant dans la salle de conférences, j'avais l'impression d'être engagé dans une démarche spirituelle – alors que ce mot n'avait jamais eu le moindre sens pour moi, et n'en avait d'ailleurs toujours aucun. Cela n'avait pas de sens, mais j'y étais. L'habit fait le moine.
L'orateur du jour était un type très grand, très maigre, chauve, d'un sérieux impressionnant – lorsqu'il tentait de placer un effet comique, ça faisait un peu peur. En moi-même je l'appelai Savant, et en effet il était professeur de neurologie dans une université canadienne. À ma grande surprise ce qu'il avait à dire était intéressant, et même passionnant par endroits. L'esprit humain se développait, expliqua-t-il, par création et renforcement chimique progressif de circuits neuronaux de longueur variable – pouvant aller de deux à cinquante neurones, voire plus. Un cerveau humain comportant plusieurs milliards de neurones, le nombre de combinaisons, et donc de circuits possibles, était inouï- il dépassait largement, par exemple, le nombre de molécules de l'univers.
Le nombre de circuits utilisés était très variable d'un individu à l'autre, ce qui suffisait selon lui à expliquer les innombrables gradations entre l'imbécillité et le génie. Mais, chose encore plus remarquable, un circuit neuronal fréquemment emprunté devenait, par suite d'accumulations ioniques, de plus en plus facile à emprunter – il y avait en somme auto-renforcement progressif, et cela valait pour tout, les idées, les addictions, les humeurs. Le phénomène se vérifiait pour les réactions psychologiques individuelles comme pour les relations sociales: conscientiser ses blocages les renforçait; mettre à plat les conflits entre deux personnes les rendait en général insolubles. Savant enchaîna alors sur une attaque impitoyable de la théorie freudienne, qui non seulement ne reposait sur aucune base physiologique consistante mais conduisait à des résultats dramatiques, directement contraires au but recherché. Sur l'écran derrière lui, la succession de schémas qui ponctuait son discours s'interrompit pour laisser la place à un bref et poignant documentaire consacré aux souffrances morales – parfois insoutenables – des vétérans du Vietnam. Ils n'arrivaient pas à oublier, faisaient des cauchemars toutes les nuits, ne pouvaient même plus conduire, traverser une rue sans aide, ils vivaient constamment dans la peur et il paraissait impossible de les réadapter à une vie sociale normale. On s'arrêta alors sur le cas d'un homme voûté, ridé, qui n'avait plus qu'une mince couronne de cheveux roux en désordre et qui semblait vraiment réduit à l'état de loque: il tremblait sans arrêt, ne parvenait plus à sortir de chez lui, il avait besoin d'une assistance médicale permanente; et il souffrait, il souffrait sans discontinuer. Dans l'armoire de sa salle à manger il conservait un petit flacon rempli de terre du Vietnam; chaque fois qu'il ouvrait l'armoire et ressortait le flacon, il fondait en larmes.
«Stop» dit Savant. «Stop.» L'image s'immobilisa sur le gros plan du vieillard en larmes. «Stupidité» continua Savant. «Entière et complète stupidité. La première chose que cet homme devrait faire, c ‘est prendre son flacon de terre du Vietnam et le balancer par la fenêtre. Chaque fois qu'il ouvre l'armoire, qu'il sort son flacon – et il le fait parfois jusqu'à cinquante fois par jour -, il renforce le circuit neuronal, et se condamne à souffrir un peu plus. De la même manière, chaque fois que nous ressassons notre passé, que nous revenons sur un épisode douloureux – et c'est à peu près à cela que se résume la psychanalyse -, nous augmentons les chances de le reproduire. Au lieu d'avancer, nous nous enterrons. Quand nous traversons un chagrin, une déception, quelque chose qui nous empêche de vivre, nous devons commencer par déménager, brûler les photos, éviter d'en parler à quiconque. Les souvenirs refoulés s'effacent; cela peut prendre du temps, mais ils s'effacent bel et bien. Le circuit se désactive.»