En tant que professionnel, je dois le reconnaître: sur scène, il était très bon. J'étais pourtant mal réveillé, le café de l'hôtel était infect; mais il m'avait capté.
«Sera-t-il de 698 896, carré palindrome? poursuivit-il. Sera-t-il de 12 960 000, second nombre géométrique de Platon? Sera-t-il de 33 550 336, le cinquième nombre parfait, figurant sous la plume d'un anonyme dans un manuscrit médiéval?»
Il s'immobilisa exactement au centre des rayons des projecteurs, marqua une longue pause avant de reprendre: «Sera élu quiconque l'aura souhaité dans son cœur -pause plus légère – et se sera comporté en conséquence.»
Il enchaîna ensuite, assez logiquement, sur les conditions de l'élection, avant de passer à l'édification de l'ambassade – le sujet, visiblement, lui tenait à cœur. La conférence dura un peu plus de deux heures, et franchement c'était bien mis en place, du bon boulot, je ne fus pas le dernier à applaudir. J'étais assis à côté de Patrick, qui me souffla à l'oreille: «Il est vraiment très en forme, cette année…»
Alors que nous quittions la salle de conférences pour aller déjeuner, nous fûmes interceptés par Flic. «Tu es invité à la table du prophète…» me dit-il avec gravité. «Toi aussi, Patrick…» ajouta-t-il; celui-ci rougit de plaisir, cependant que je faisais un peu d'hyperventilation pour me détendre. Flic avait beau faire, même lorsqu'il vous annonçait une bonne nouvelle, il s'y prenait de telle sorte qu'il vous foutait les jetons.
Un pavillon entier de l'hôtel était réservé au prophète; il y jouissait de sa propre salle à manger. En patientant devant l'entrée où une jeune fille échangeait des messages dans son talkie-walkie, nous fûmes rej oints par Vincent, le VIP Arts Plastiques, conduit par un subordonné de Flic.
Le prophète peignait, et l'ensemble du pavillon était décoré de ses oeuvres, qu'il avait fait venir de Californie pour la durée du stage. Elles représentaient uniquement des femmes nues, ou vêtues de tenues suggestives, au milieu de paysages variés allant du Tyrol aux Bahamas; je compris alors d'où venaient les illustrations des brochures et du site Internet. En traversant le couloir je remarquai que Vincent détournait son regard des toiles, et avait du mal à réprimer un rictus de dégoût. Je m'approchai à mon tour avant de reculer, écœuré: le mot de «kitsch», pour qualifier ces productions, aurait été bien faible; de près, je crois que je n'avais jamais rien vu d'aussi laid.
Le clou de l'exposition était situé dans la salle à manger, une pièce immense éclairée de baies vitrées donnant sur les montagnes: derrière la place du prophète, un tableau de huit mètres sur quatre le représentait entouré de douze jeunes femmes vêtues de tuniques translucides qui tendaient les bras vers lui, certaines avec une expression d'adoration, d'autres avec des mimiques nettement plus suggestives. Il y avait des Blanches, des Noires, une Asiatique et deux Indiennes; au moins, le prophète n'était pas raciste. Il était par contre visiblement obsédé par les gros seins, et aimait les toisons pubiennes passablement fournies; en somme, cet homme avait des goûts simples.
En attendant le prophète Patrick me présenta Gérard, l'humoriste, et numéro 4 de l'organisation. Il devait ce privilège au fait d'être l'un des premiers compagnons du prophète. Il était déjà à ses côtés lors de la création de la secte, trente-sept ans auparavant, et lui était resté fidèle malgré ses volte-face parfois surprenantes. Parmi les quatre «compagnons de la première heure» l'un était décédé, l'autre adventiste, et le troisième était parti quelques années auparavant lorsque le prophète avait appelé à voter pour Jean-Marie Le Pen contre Jacques Chirac au second tour de l'élection présidentielle, dans le but d'«accélérer la décomposition de la pseudo-démocratie française» – un peu comme les maoïstes, dans leurs heures de gloire, avaient appelé à voter Giscard contre Mitterrand afin d'aggraver les contradictions du capitalisme. Il ne demeurait donc que Gérard, et cette ancienneté lui valait certains privilèges, comme celui de déjeuner tous les jours à la table du prophète – ce qui n'était pas le cas de Savant, ni même de Flic – ou d'ironiser parfois sur ses caractéristiques physiques – de parler par exemple de son «gros cul», ou de ses «yeux en trou de pine». Il apparut dans la conversation que Gérard me connaissait bien, qu' il avait vu tous mes spectacles, qu'il me suivait en fait depuis le début de ma carrière. Vivant en Californie, parfaitement indifférent d'ailleurs à toute production d'ordre culturel (les seuls acteurs qu'il connaissait de nom étaient Tom Cruise et Bruce Willis), le prophète n'avait jamais entendu parler de moi; c'était à Gérard, et à Gérard uniquement, que je devais mon statut de VIP. C'était lui, également, qui s'occupait de la presse, et des relations avec les médias.
Enfin le prophète apparut, tout sautillant, douché de frais, vêtu d'un jean et d'un tee-shirt «Lick my balls», une besace à l'épaule. Tous se levèrent; je les imitai. Il vint vers moi, main tendue, tout sourire: «Alors? Tu m'as trouvé comment?» Je restai quelques secondes interloqué avant de me rendre compte que sa question ne dissimulait aucun piège: il me parlait exactement comme à un confrère. «Euh… bien. Franchement, très bien… répondis-je. J'ai beaucoup apprécié l'entrée en matière sur le nombre des élus, avec tous les chiffres.-Ah, ha ha ha!…», il sortit un livre de sa besace, Mathématiques amusantes, de Jostein Gaardner: «C'est là, tout est là!» Il s'assit en se frottant les mains, attaqua aussitôt ses carottes râpées; nous l'imitâmes.
Probablement en mon honneur, la conversation roula ensuite sur les comiques. Humoriste en savait beaucoup sur la question, mais le prophète avait lui aussi quelques notions, il avait même connu Coluche à ses débuts. «Nous avons été à l'affiche du même spectacle, un soir, à Clermont-Ferrand…» me dit-il avec nostalgie. En effet, à l'époque où les maisons de disques, traumatisées par l'arrivée du rock en France, enregistraient un peu n'importe quoi, le prophète (qui n'était pas encore prophète) avait commis un 45 tours sous le nom de scène de Travis Davis; il avait tourné un peu dans la région Centre, et les choses en étaient restées là. Plus tard, il avait tenté de percer dans la course automobile – sans grand succès, là non plus. En somme, il s'était un peu cherché; la rencontre avec les Elohim arrivait à point nommé: sans elle, on aurait peut-être eu affaire à un deuxième Bernard Tapie. Aujourd'hui il ne chantait plus guère, mais il avait gardé un vrai goût pour les voitures rapides, ce qui avait permis aux médias d'affirmer qu'il entretenait, dans sa propriété de Beverly Hills, une véritable écurie de course aux frais de ses adeptes. C'était entièrement faux, m'affirma-t-il. D'abord il ne vivait pas à Beverly Hills, mais à Santa Monica; ensuite il ne possédait qu'une Ferrari Modena Stradale (version légèrement surmotorisée de la Modena ordinaire, et allégée par l'emploi de carbone, de titane et d'aluminium) et une Porsche 911 GT2; en somme, plutôt moins qu'un acteur hollywoodien moyen. Il est vrai qu'il envisageait de remplacer sa Stradale par une Enzo, et sa 911 GT2 par une Carrera GT; mais il n'était pas certain d'en avoir les moyens.
J'étais assez tenté de le croire: il me donnait l'impression d'un homme à femmes beaucoup plus que d'un homme d'argent, et les deux ne sont compatibles que jusqu'à un certain point – à partir d'un certain âge, deux passions, c'est trop; heureux, déjà, ceux qui parviennent à en conserver une; j'avais vingt ans de moins que lui, et à l'évidence j'étais déjà proche de zéro. Pour alimenter j'évoquai ma Bentley Continental GT, que je venais de troquer pour une Mercedes 600 SL – ce qui, j'en étais conscient, pouvait apparaître comme un embourgeoisement. S'il n'y avait pas de voitures, on se demande vraiment de quoi les hommes pourraient parler.