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Pas un mot ne fut prononcé, au cours de ce déjeuner, au sujet des Élohim, et au fil de la semaine je commençai à me poser la question: y croyaient-ils vraiment? Il n'y a rien de plus difficile à détecter qu'une schizophrénie cognitive légère, et pour la plupart des adeptes je fus incapable de me prononcer. Patrick, manifestement, y croyait, ce qui était d'ailleurs un peu inquiétant: voilà un homme qui occupait un poste important dans sa banque luxembourgeoise, par lequel transitaient des sommes dépassant parfois le milliard d'euros, et qui croyait à des fictions directement contraires aux thèses darwiniennes les plus élémentaires.

Un cas qui m'intriguait encore plus était celui de Savant, et je finis par lui poser directement la question – avec un homme d'une telle intelligence, je me sentais incapable de finasser. Sa réponse, comme je m'y attendais, fut d'une clarté parfaite. Un, il était tout à fait possible, et même probable, que des espèces vivantes, dont certaines suffisamment intelligentes pour créer ou manipuler la vie, soient apparues quelque part dans l'Univers. Deux, l'homme était bel et bien apparu par voie évolutive, et sa création par les Élohim ne devait donc être prise que comme une métaphore – il me mit cependant en garde contre une croyance trop aveugle dans la vulgate darwinienne, de plus en plus abandonnée par les chercheurs sérieux; l'évolution des espèces devait en réalité bien moins à la sélection naturelle qu'à la dérive génétique, c'est-à-dire au hasard pur, et à l'apparition d'isolats géographiques ou de biotopes séparés. Trois, il était tout à fait possible que le prophète ait rencontré, non un extraterrestre, mais un homme du futur; certaines interprétations de la mécanique quantique n'excluaient nullement la possibilité de remontée d'informations, voire d'entités matérielles, dans le sens inverse de la flèche du temps – il me promit de me fournir une documentation sur le sujet, ce qu'il fit peu après la fin du stage.

Enhardi, je l'entrepris alors sur un sujet qui, depuis le début, me préoccupait: la promesse d'immortalité faite aux élohimites. Je savais que, sur chaque adepte, quelques cellules de peau étaient prélevées, et que la technologie moderne permettait une conservation illimitée; je n'avais aucun doute sur le fait que les difficultés mineures empêchant actuellement le clonage humain seraient tôt ou tard levées; mais la personnalité? Comment le nouveau clone aurait-il, si peu que ce soit, le souvenir du passé de son ancêtre? Et en quoi, si la mémoire n'était pas conservée, aurait-il le sentiment d'être le même être, réincarné?

Pour la première fois je sentis dans son regard autre chose que la froide compétence d'un esprit habitué aux notions claires, pour la première fois j'eus l'impression d'une excitation, d'un enthousiasme. C'était son sujet, celui auquel il avait consacré sa vie. Il m'invita à l'accompagner au bar, commanda pour lui un chocolat bien crémeux, je pris un whisky – il ne parut même pas s'apercevoir de cette entorse aux règles de la secte. Des vaches s'approchèrent derrière la baie vitrée et s'immobilisèrent comme pour nous observer.

«Des résultats intéressants ont été obtenus chez certains némathelminthes, commença-t-il, par simple centrifugation des neurones impliqués et injection de l'isolât protéique dans le cerveau du nouveau sujet: on obtient une reconduction des réactions d'évitement, en particulier celles liées aux chocs électriques, et même du trajet dans certains labyrinthes simples.»

J'eus l'impression, à ce moment, que les vaches hochaient la tête; mais il ne remarquait pas, non plus, les vaches.

«Ces résultats, évidemment, ne sont pas transposables aux vertébrés, et encore moins aux primates évolués tel que l'homme. Je suppose que vous vous rappelez ce que j'ai dit le premier jour du stage concernant les circuits de neurones… Eh bien la reproduction d'un tel dispositif est envisageable, non pas dans les ordinateurs tels que nous les connaissons, mais dans un certain type de machine de Turing, qu'on pourrait appeler les automates à câblage flou, sur lesquels je travaille en ce moment. Contrairement aux calculateurs classiques, les automates à câblage flou sont capables d'établir des connexions variables, évolutives, entre unités de calcul adjacentes; ils sont donc capables de mémorisation et d'apprentissage. Il n'y a pas de limite a priori au nombre d'unités de calcul pouvant être mises en relation, et donc à la complexité des circuits envisageables. La difficulté à ce stade, et elle est considérable, consiste à établir une relation bijective entre les neurones d'un cerveau humain, pris dans les quelques minutes suivant son décès, et la mémoire d'un automate non programmé. La durée de vie de ce dernier étant à peu près illimitée, l'étape suivante consiste à réinjecter l'information dans le sens inverse, vers le cerveau du nouveau clone; c'est la phase du down-loading, qui, j'en suis persuadé, ne présentera aucune difficulté particulière une fois que l'uploading aura été mis au point.»

La nuit tombait; les vaches se détournèrent peu à peu, regagnant leurs pâturages, et je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'elles se désolidarisaient de son optimisme. Avant de nous quitter, il me remit sa carte: professeur Slotan Miskiewicz, de l'université de Toronto. Cela avait été un plaisir de converser avec moi, me dit-il, un vrai plaisir; si je souhaitais des informations complémentaires, que je n'hésite surtout pas à lui envoyer un mail. Ses recherches avançaient bien en ce moment, il avait bon espoir de réaliser des progrès significatifs dans l'année à venir, répéta-t-il avec une conviction qui me parut un peu forcée.

Ce fut une véritable délégation qui m'accompagna le jour de mon départ à l'aéroport de Zwork: en plus du prophète il y avait Flic, Savant, Humoriste et d'autres adhérents moins considérables parmi lesquels Patrick, Fadiah et Vincent, le VIP Arts Plastiques, avec lequel j'avais décidément sympathisé – nous échangeâmes nos coordonnées, et il m'invita à venir le voir quand je passerais à Paris. Naturellement j'étais invité au stage d'hiver, qui se déroulerait en mars à Lanzarote et qui aurait, m'avertit le prophète, une ampleur extraordinaire: cette fois les adhérents du monde entier seraient conviés.

Je ne m'étais décidément fait que des amis durant cette semaine, songeai-je en passant sous le portique de détection d'objets métalliques. Aucune nana, par contre; il est vrai que je n'avais pas exactement la tête à ça. Je n'avais pas non plus, cela va de soi, l'intention d'adhérer à leur mouvement; ce qui m'avait attiré au fond c'était surtout la curiosité, cette vieille curiosité qui était la mienne depuis mes années d'enfance et qui, apparemment, survivait au désir.

L'appareil était un bimoteur à hélices, et donnait l'impression de pouvoir exploser à chaque instant du vol. En survolant les pâturages je pris conscience qu'au cours de ce stage, sans même parler de moi, les gens n'avaient pas baisé tant que ça – pour autant que je puisse le savoir, et je crois que je pouvais le savoir, j'étais rodé à ce type d'observation. Les couples restaient en couple – je n'avais eu vent ni d'une partouze, ni même d'un banal trio; et ceux qui venaient seuls (la grande majorité) restaient seuls. En théorie c'était extrêmement open, toutes les formes de sexualité étaient permises, voire encouragées par le prophète; en pratique les femmes portaient des tenues erotiques, il y avait pas mal de frottements, mais les choses en restaient là. Voilà qui est curieux, et serait intéressant à approfondir, me dis-je avant de m'endormir sur mon plateau-repas.

Après trois changements et un parcours dans l'ensemble extrêmement pénible, j'atterris à l'aéroport d'Almeria. Il faisait à peu près 45°C, soit trente degrés de plus qu'à Zwork. C'était bien, mais encore insuffisant pour enrayer la montée de l'angoisse. Traversant les couloirs dallés de ma résidence, j'éteignis un à un les climatiseurs que la gardienne avait allumés la veille pour mon retour – c'était une Roumaine, vieille et laide, ses dents en particulier étaient très avariées, mais elle parlait un excellent français; je lui faisais, comme on dit, toute confiance, même si j'avais cessé de lui donner le ménage à faire, parce que je ne supportais plus qu'un être humain voie mes objets personnels. C'était assez cocasse, me disais-je parfois en passant la serpillière, de faire le ménage moi-même, avec mes quarante millions d'euros; mais c'était ainsi, je n'y pouvais rien, l'idée qu'un être humain, si insignifiant soit – il, puisse contempler le détail de mon existence, et son vide, m'était devenue insupportable. En passant devant le miroir du grand salon (un miroir immense, qui recouvrait tout un pan de mur; nous aurions pu, avec une femme aimée, nous y ébattre en contemplant nos reflets, etc.), j'eus un choc en apercevant mon image: j'avais tellement maigri que j'en paraissais presque translucide. Un fantôme, voilà ce que j'étais en train de devenir, un fantôme des pays solaires. Savant avait raison: il fallait déménager, brûler les photos, tout le reste.