Financièrement, déménager aurait été une opération intéressante: le prix des terrains avait presque triplé depuis mon arrivée. Restait à trouver un acquéreur; mais des riches, il y en avait, et Marbella commençait à être un peu saturée – les riches aiment la compagnie des riches, c'est certain, disons qu'elle les apaise, il leur est doux de rencontrer des êtres soumis aux mêmes tourments, et qui semblent pouvoir entretenir avec eux une relation non totalement intéressée; il leur est doux de se persuader que l'espèce humaine n'est pas uniquement constituée de prédateurs et de parasites; à partir d'une certaine densité, quand même, il y a saturation. Pour l'instant, la densité de riches dans la province d'Almeria était plutôt trop faible; il fallait trouver un riche un peu jeune, un peu pionnier, un intellectuel, avec des sympathies écologistes peut-être, un riche qui pourrait prendre plaisir à observer les cailloux, quelqu'un qui avait fait fortune dans l'informatique par exemple. Dans le pire des cas Marbella n'était qu'à cent cinquante kilomètres, et le projet d'autoroute était déjà bien avancé. Personne en tout cas ne me regretterait par ici. Mais aller où? Et pour faire quoi? La vérité est que j'avais honte – honte d'avouer à l'agent immobilier que mon couple s'était désuni, que je n'avais pas de maîtresses non plus, qui auraient pu mettre un peu de vie dans cette immense maison, honte enfin d'avouer que j'étais seul.
Brûler les photos, par contre, c'était faisable; je consacrai toute une journée à les réunir, il y avait des milliers de clichés, j'avais toujours été un maniaque de la photo souvenir; je ne fis qu'un tri sommaire, il se peut que des maîtresses annexes aient disparu par la même occasion. Au coucher du soleil je brouettai le tout jusqu'à une aire sablonneuse sur le côté de la terrasse, je versai un jerrican d'essence et je craquai une allumette. C'était un feu splendide, de plusieurs mètres de haut, on devait l'apercevoir à des kilomètres, peut-être même depuis la côte algérienne. Le plaisir fut vif, mais extrêmement fugace: vers quatre heures du matin je me réveillai à nouveau, avec l'impression que des milliers de vers couraient sous ma peau, et l'envie presque irrésistible de me déchirer jusqu'au sang. Je téléphonai à Isabelle, qui décrocha à la deuxième sonnerie – elle ne dormait donc pas, elle non plus. Nous convînmes que je passerais prendre Fox dans les jours suivants et qu'il resterait avec moi jusqu'à la fin du mois de septembre.
Comme pour toutes les Mercedes à partir d'une certaine puissance, à l'exception de la SLR Mac Laren, la vitesse de la 600 SL est limitée électroniquement à 250 km/h. Je ne crois pas être tellement descendu en dessous de cette vitesse entre Murcie et Albacete. Il y avait quelques longues courbes, très ouvertes; j'avais une sensation de puissance abstraite, celle sans doute de l'homme que la mort indiffère. Une trajectoire reste parfaite, même lorsqu'elle se conclut par la mort: il peut y avoir un camion, une voiture retournée, un impondérable; cela n'enlève rien à la beauté de la trajectoire. Un peu après Tarancon je ralentis légèrement pour aborder la R3, puis la M45, sans réellement descendre en dessous de 180 km/h. Je repassai à la vitesse maximum sur la R2, absolument déserte, qui contournait Madrid à une distance d'une trentaine de kilomètres. Je traversai la Castille par la N1 et je me maintins à 220 km/h jusqu'à Vitoria-Gasteiz, avant d'aborder les routes plus sinueuses du pays Basque. J'arrivai à Biarritz à onze heures du soir, pris une chambre au Sofitel Miramar. J'avais rendez-vous avec Isabelle le lendemain à dix heures au «Surfeur d'Argent». À ma grande surprise elle avait maigri, j'eus même l'impression qu'elle avait reperdu tous ses kilos. Son visage était mince, un peu ridé, ravagé par le chagrin aussi, mais elle était redevenue élégante, et belle.
«Comment tu as fait pour t'arrêter de boire? lui demandai-je.
– Morphine.
– Tu n'as pas de problèmes d'approvisionnement?
– Non non, au contraire c'est très facile ici; dans tous les salons de the, il y a une filière.»
Ainsi, les rombières de Biarritz se shootaient dorénavant à la morphine; c'était un scoop.
«Une question de génération… me dit-elle. Maintenant, c'est des rombières BCBG rock and roll; forcément, elles ont d'autres besoins. Cela dit, ajouta-t-elle, ne te fais pas d'illusions: mon visage est redevenu à peu près normal mais le corps s'est complètement affaissé, je n'ose même pas te montrer ce qu'il y a en dessous du jogging – elle désigna son survêtement marine à bandes blanches, choisi trois tailles au-dessus. Je ne fais plus de danse, plus de sport, plus rien; je ne vais même plus nager. Je me fais une piqûre le matin, une piqûre le soir, entre les deux je regarde la mer, et c'est tout. Tu ne me manques même pas, enfin pas souvent. Rien ne me manque. Fox joue beaucoup, il est très heureux ici…» Je hochai la tête, finis mon chocolat, partis régler ma note d'hôtel. Une heure plus tard, j'étais à la hauteur de Bilbao.
Un mois de vacances avec mon chien: lancer la balle dans les escaliers, courir ensemble sur la plage. Vivre.
Le 30 septembre à dix-sept heures, Isabelle se gara devant l'entrée de la résidence. Elle avait choisi une Mitsubishi Space Star, véhicule classé par L'Auto-Journal dans la catégorie des «ludospaces». Sur les conseils de sa mère, elle avait opté pour la finition Box Office. Elle resta à peu près quarante minutes avant de reprendre la route pour Biarritz. «Eh oui, je suis en train de devenir une petite vieille… dit-elle en installant Fox à l'arrière. Une gentille petite vieille dans sa Mitsubishi Box Office.»
DANIEL24,10
Depuis quelques semaines déjà, Vincent27 cherche à établir le contact. Je n'avais eu que des relations épisodiques avec Vincent26; il ne m'avait pas informé de la proximité de son décès, ni de son passage au stade intermédiaire. Entre néo-humains, les phases d'intermédiation sont souvent brèves. Chacun peut à son gré changer d'adresse numérique, et se rendre indétectable; j'ai pour ma part développé si peu de contacts que je ne l'ai jamais estimé nécessaire. Il m'arrive de rester des semaines entières sans me connecter, ce qui exaspère Marie22, mon interlocutrice la plus assidue. Ainsi que l'admettait déjà Smith, la séparation sujet-objet est déclenchée, au cours des processus cognitifs, par un faisceau convergent d'échecs. Nagel note qu'il en est de même pour la séparation entre sujets (à ceci près que l'échec n'est pas cette fois d'ordre empirique, mais affectif). C'est dans l'échec, et par l'échec, que se constitue le sujet, et le passage des humains aux néo-humains, avec la disparition de tout contact physique qui en fut corrélative, n'a en rien modifié cette donnée ontologique de base. Pas plus que les humains nous ne sommes délivrés du statut d'individu, et de la sourde déréliction qui l'accompagne; mais contrairement à eux nous savons que ce statut n'est que la conséquence d'un échec perceptif, l'autre nom du néant, l'absence de la Parole. Pénétrés par la mort et formatés par elle, nous n'avons plus la force d'entrer dans la Présence. La solitude a pu pour certains êtres humains avoir le sens joyeux d'une évasion du groupe; mais il s'agissait alors chez ces solitaires de quitter son appartenance originelle afin de découvrir d'autres lois, un autre groupe. Aujourd'hui que tout groupe est éteint, toute tribu dispersée, nous nous connaissons isolés mais semblables, et nous avons perdu l'envie de nous unir.