Pendant trois jours consécutifs, Marie22 ne m'adressa aucun message; c'était inhabituel. Après avoir tergiversé, je lui transmis une séquence codante qui conduisait à la caméra de vidéosurveillance de l'unité Proyecciones XXI, 13; elle répondit dans la minute, par le message suivant:
4262164, 51026, 21113247, 6323235. À l'adresse indiquée il n'y avait rien, pas même de message d'échec; un écran entièrement blanc. Ainsi, elle souhaitait passer en mode non codant. J'hésitai pendant que très lentement, sur l'écran blanc, le message suivant venait se former: «Comme tu l'as probablement deviné, je suis une intermédiaire.» Les lettres s'effacèrent, un nouveau message apparut: «Je vais mourir demain.»
Avec un soupir je branchai le dispositif vidéo, zoomai sur mon corps dénudé. «Plus bas, s'il te plaît» écrivit-elle. Je lui proposai de passer en mode vocal. Après une minute, elle me répondit: «Je suis une vieille intermédiaire, toute proche de la fin; je ne sais pas si ma voix sera bien agréable. Enfin, si tu préfères, oui…» Je compris alors qu'elle ne souhaiterait me montrer aucune partie de son anatomie; la dégradation, au stade intermédiaire, est souvent très brusque.
Effectivement, sa voix était presque entièrement synthétique; il subsistait cependant des intonations néo-humaines, dans les voyelles surtout, d'étranges glissements vers la douceur. J'effectuai un lent panoramique jusqu'à mon ventre. «Plus bas encore…» dit-elle d'une voix presque inaudible. «Montre-moi ton sexe; s'il te plaît.» J'obéis; je masturbai mon membre viril, suivant les règles enseignées par la Sœur suprême; certaines intermédiaires éprouvent sur la fin de leurs jours une nostalgie du membre viril, et aiment à le contempler durant leurs dernières minutes de vie effective; Marie22 en faisait apparemment partie – cela ne me surprenait pas réellement, compte tenu des échanges que nous avions eus par le passé.
L'espace de trois minutes, il ne se passa rien; puis je reçus un dernier message – elle était repassée en mode non vocaclass="underline" «Merci, Daniel. Je vais maintenant me déconnecter, mettre en ordre les dernières pages de mon commentaire, et me préparer à la fin. Dans quelques jours, Marie23 s'installera entre ces murs. Elle recevra de moi ton adresse IP, et une invitation à garder le contact. Des choses sont advenues, par l'intermédiaire de nos incarnations partielles, dans la période consécutive à la Seconde Diminution; d'autres choses surviendront, par l'intermédiaire de nos incarnations futures. Notre séparation n'a pas le caractère d'un adieu; je pressens cela.»
DANIEL1,11
«On est comme tous les artistes, on croît à notre produit.»
groupe Début de soirée
Dans les premiers jours d'octobre, sous l'effet d'un accès de tristesse résignée, je me remis au travail-puisque, décidément, je n'étais bon qu'à cela. Enfin, le mot travail est peut-être un peu fort pour qualifier mon projet – un disque de rap intitulé «NIQUE LES BÉDOUINS», avec, en sous-titre, «Tribute to Ariel Sharon». Joli succès critique (je fis une nouvelle fois la couverture de Radikal Hip-Hop, sans ma voiture cette fois), mais ventes moyennes. Une fois de plus, dans la presse, je me retrouvais dans la position d'un paladin paradoxal du monde libre; mais le scandale fut quand même moins vif qu'à l'époque d'«ON PRÉFÈRE LES PARTOUZEUSES PALESTINIENNES» – cette fois, me dis-je avec une vague nostalgie, les islamistes radicaux étaient vraiment dans le coltar.
L'insuccès relatif en termes de ventes fut sans doute imputable à la médiocrité de la musique; c'était à peine du rap, je m'étais contenté de sampler mes sketches sur de la drum and bass, avec quelques vocaux ça et là – Jamel Debbouze participait à l'un des chorus. J'avais quand même écrit un titre original, «Défonçons l'anus des nègres», dont j'étais assez satisfait: nègre rimait tantôt avec pègre, tantôt avec intègre; anus avec lapsus, ou bien cunnilingus; de bien jolis lyrics, lisibles à plein de niveaux – le journaliste de Radikal Hip-Hop, qui rappait lui-même dans le privé, sans oser en parler à sa rédaction, était visiblement impressionné, dans son article il me compara même à Maurice Scève. Enfin potentiellement je tenais un hit, et en plus j'avais un bon buzz; dommage, décidément, que la musique n'ait pas suivi. On m'avait dit le plus grand bien d'une sorte de producteur indépendant, Bertrand Batasuna, qui bidouillait des disques cultes, parce qu'introuvables, dans un label obscur; je fus amèrement déçu. Non seulement ce type était d'une stérilité créatrice totale – il se contentait, pendant les sessions, de ronfler sur la moquette en pétant tous les quarts d'heure -, mais il était, dans le privé, très désagréable, un vrai nazi -j'appris par la suite qu'il avait effectivement fait partie des FANE. Dieu merci, il n'était pas très bien payé; mais si c'était tout ce que Virgin pouvait me sortir comme «nouveaux talents français», ils méritaient décidément de se faire bouffer par BMG. «Si on avait pris Goldman ou Obispo, comme tout le monde, on n'en serait pas là…» finis – je par dire au directeur artistique de Virgin, qui soupira longuement; au fond il était d'accord, son précédent projet avec Batasuna, une polyphonie de brebis pyrénéennes samplées sur de la techno hardcore, s'était d'ailleurs soldé par un échec commercial cuisant. Seulement voilà il avait son enveloppe budgétaire, il ne pouvait pas prendre la responsabilité d'un dépassement, il fallait en référer au siège du groupe dans le New Jersey, bref j'ai laissé tomber. On n'est pas secondé.
Mon séjour à Paris pendant la période de l'enregistrement fut cela dit presque agréable. J'étais logé au Lutetia, ce qui me rappelait Francis Blanche, la Kommandantur, enfin mes belles années, celles où j'étais ardent, haineux, plein d'avenir. Tous les soirs, pour m'endormir, je relisais Agatha Christie, surtout les œuvres du début, j'étais trop bouleversé par ses derniers livres. Sans même parler d'Endless Night, qui me plongeait dans des transes de tristesse, je n'avais jamais pu m'empêcher de pleurer, à la fin de Curtain: Poirot's Last Case, en lisant les dernières phrases de la lettre d'adieux de Poirot à Hastings:
«Mais, maintenant, je suis très humble et, comme un petit enfant, je dis: "Je ne sais pas…"
«Au revoir, mon très cher. J'ai écarté les ampoules d'amylnitrine qui étaient à mon chevet. Je préfère m'abandonner aux mains du Bon Dieu. Que sa punition, ou sa grâce, vienne vite!
«Nous ne chasserons plus jamais ensemble, mon bon ami. Notre première chasse, c'est ici, à Styles, qu'elle avait eu lieu. Et c'est encore à Styles qu'aura été menée notre dernière chasse.